Rencontre sur le Mékong

jeudi 17 janvier 2013

SINGER LES SAGES


PAS DE CIEL SANS LA TERRE...


Soyons d'abord parfaitement naturels avant d'aspirer au surnaturel.
"Celui qui trahit la terre n'atteindra jamais le ciel"
Arnaud Desjardins (L'audace de vivre, éd. La Table ronde, 1989)



La voie du yoga est une voie de libération. Mais elle est aussi une des meilleures voies pouvant conduire à l'aliénation. Peut-être plus encore que les voies dites religieuses. En effet, le chrétien fervent mène habituellement une existence dans le monde… Quant aux modèles qu'il se propose d'imiter ce sont bien souvent des êtres d'action qui agissent sur la terre : Mère Teresa, Sœur  Emmanuelle ou l'Abbé Pierre…

Les modèles indiens sont apparemment différents en ce que les plus connus (Shrî Ramdas, Ramakrishna, Mâ Anandamoyi…) sont avant tout des mystiques contemplatifs. Ce que nous retenons d'eux (à travers leurs paroles et les ouvrages dont ils sont l'objet), et ce qui est le plus souvent mis en avant, c'est leur démarche de recherche solitaire, de méditation, de tranquillité apparente à l'issue de laquelle ils ont atteint la libération. Vie de silence, de sérénité, vie chaste, intérieurement intense certes mais, du moins le croit-on, vie "au ralenti", loin des conflits dans lesquels nous sommes constamment plongés - à commencer par les conflits d'ordre social, affectif, sexuel.
Ce sont ces êtres qui, le plus fortement, séduisent les adeptes commençant une sâdhanâ. Les prendre pour modèles peut représenter un danger certain.

D'abord, parce que l'enthousiaste néophyte n'imite pas ce qu'ils sont (comment le savoir d'ailleurs ?) mais ce qu'ils font - ou, plus exactement, ce qu'il croit qu'ils font. Sorte de "syndrome du singe", consistant à mimer le comportement apparent de tel ou tel sage. Qui n'a pas rencontré de ces créatures qui se sont construit un habit d'ange (ou de swâmi) : douceur affectée, paroles lénifiantes, gentillesse de bon aloi, discours moralisateur et attitudes calculées en vue d'un effet destiné à donner l'impression aux autres mais aussi à elles-mêmes, que tout en elles n'est que félicité et paix profonde - shanti, shanti, shanti ?
Qu'une situation brutale de conflit survienne et, instantanément, la cire du masque fond : trouble, émotion, colère plus ou moins rentrée bouleversent cette mise en scène. Car il s'agit bien là de comédie. Mais cette comédie n'est pas vraiment drôle car, souvent inconsciente, elle ressemble fort à une névrose.
De telles personnes peuvent devenir dangereuses si les circonstances s'y prêtent. Pour peu qu'elles aillent loin dans l'auto persuasion, que leur ego soit surdimensionné, qu'elles jouissent d'un fort charisme et qu'elles parlent bien, elles risquent d'être écoutées, prises comme modèles et font alors figure de gourou. Inutile de s'arrêter sur les conséquences déviantes qui s'ensuivent. L'actualité plus ou moins récente regorge de tristes exemples.

Autre cas de figure encore plus fréquent et qui, d'ailleurs, rejoint souvent le précédent auquel il s'ajoute. Souvent, les modèles, les vrais Sages, représentent un masque commode à la peur de vivre. En effet, toute action engageant l'être (ce que je suis profondément) peut sécréter un conflit intérieur. Il faut dire que notre enfance nous a parfois bien formés à la peur, nous incitant involontairement mais efficacement à ne pas être publiquement ce que nous sommes intimement. "Ceci, c'est bien ; ceci (que je croyais bien), c'est mal !" L'enfant apprend vite les stratégies de défense ! Il va agir en vue d'éviter l'insupportable jugement ("c'est mal !") parce qu'il veut être aimé donc ne déplaire ni à ses parents qui sont ses juges, ni au curé qui est Dieu, ni à l'instituteur qui sait tout ! L'adulte qu'il est devenu (qu'il croit être devenu) aura pris l'habitude d'anticiper en vue de se prémunir, systématiquement. S'il fait ce qu'il a vraiment envie de faire, il risque de s'entendre dire que "c'est mal". Donc il ne va pas le faire (ou dissimuler). Il va se protéger contre la souffrance et agir de telle sorte d'éviter le plus possible les situations conflictuelles… Il ne sera pas d'accord avec les personnes représentant une autorité mais fera en sorte d'agir en accord avec elles. Par peur, bien sûr. Si cette peur (ou la situation qui l'a provoquée) est insupportable, elle sera refoulée…  C'est alors que la spiritualité et les Maîtres apparaissent à point nommé ! Ils ont une attitude pacifique ! Ils ne se laissent jamais emporter dans les tourbillons des conflits ! Je vais donc faire comme eux ! Et ainsi je serai comme eux ! Je ne contredirai pas Untel. Je ne prendrai pas de décision professionnelle pouvant déplaire (souvent, je ne prendrai même aucune décision) Je ne m'engagerai pas auprès de cette femme - qui m'a séduit mais avec qui je risque de me trouver maintenant ou plus tard dans une situation de conflit… Bref, persuadé de vivre juste, en réalité je vis le moins possible… pour souffrir le moins possible. Tout cela, bien sûr, sans en avoir conscience.
Vivant dans la peur de déplaire, il est facile d'imaginer l'alibi que représente l'existence exemplaire de ces sages… A cause de la vision faussée que j'ai de leur véritable expérience, je me leurre complètement. Pour que l'illusion fonctionne il faut, bien sûr, que je ferme les yeux sur leur véritable nature, sur le parcours qu'ils ont effectué, sur les difficultés qu'ils ont vaincues à force de lucidité et de courage. Dit autrement, je commence par là où ils ont terminé. Comme s'ils étaient devenus ce qu'ils sont en n'ayant jamais connu ou en ayant évité les souffrances de la vie[1].

Refoulant toutes mes pulsions, gommant les difficultés non résolues, ignorant mes points faibles, je vais donc "faire comme si…", croyant sincèrement que je fais ce qu'il faut pour accéder à la libération… Et c'est sur le terrain pour le moins instable de mes refoulements, de mes déséquilibres, que je tente de me construire ! Je veux atteindre le but avant d'avoir parcouru les étapes du trajet. Je prétends vivre la profondeur alors que je n'ai pas même vécu la surface. Je vise le Tout alors que j'ai peur de tout. Je ferme les yeux, comme le Bouddha en méditation, je laisse flotter un sourire sur mes lèvres et je crois, par ce moyen, accéder bientôt à la sérénité. Je n'oublie qu'une chose : cette sérénité, le Bouddha l'a conquise de haute lutte, après les tourments qu'on connaît ! Jamais, sans l'acceptation de l'affrontement, il ne serait devenu Lui-même.

La leçon est évidente même si elle n'est pas très réjouissante : je dois commencer par accepter la souffrance, toutes les souffrances de la vie quotidienne ; regarder en face les traumatismes de mon enfance ; accepter de me battre si les circonstances l'exigent ; laisser s'exprimer ma colère ; assumer ma lâcheté ; affronter mes contradictions, mes révoltes… En un mot : vivre mes faiblesses les plus minables sans crainte du jugement d'autrui. Si, au fond de moi, je laisse grandir le bouddha qui sommeille, si je ne perds pas de vue sa présence, si je vise sans cesse à la laisser m'envahir, la transformation se produira. La perfection s'imposera peu à peu, grâce à l'acceptation de mes imperfections. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrais-je devenir plus que moi-même sans accepter d'abord d'être ce que je suis[2] ? Si j'assume la boue dans laquelle plongent mes racines je peux espérer fleurir.
Prétendre devenir un être spirituel par peur d'être charnel, camoufler ses craintes sous les gestes de la sainteté, faire du yoga pour éviter plus ou moins consciemment de faire le point, non seulement ne mène à rien mais peut conduire à une forme de déchéance spirituelle que je n'aurais peut-être pas connue sans le yoga.

Rien ne vient d'être dit là - du moins espérons-le - que ne sache un pratiquant éclairé qui désire être… illuminé. Tout le monde est bien d'accord : nous ne serons jamais illuminés si nous prétendons vivre déjà dans la lumière ! Il ne s'agit pas de se complaire dans notre part d'ombre. Il s'agit d'être assez honnête et lucide pour la débusquer (car elle est maligne et sait comment se vêtir d'habits séduisants et en apparence fort lumineux parfois…) en vue de la dissiper.

Certains yogis ont parfois défrayé la chronique (par exemple Shrî Rajneesh…) et n'emportent pas la même adhésion que d'autres dont la "sainteté" est plus évidente. Cela mérite quelques réflexions prolongeant ce qui vient d'être dit.  Le mode de vie de ces personnages sujets à controverse offre parfois toutes les apparences de l'immoralité… Première précision à apporter : ce terme d'immoralité, pour peu que nous ayons été élevés dans un milieu bien pensant, nous fait l'effet d'une sentence rédhibitoire… Cette notion  contient en effet, telle une boite de pandore, tous les maux pouvant mettre notre âme en péril. Il me revient en mémoire un pratiquant de yoga en aucune manière choqué par les étreintes de Shiva avec Parvati (ou celles, combien ostentatoires, de Kajurao), mais qui, en même temps,  considérait toute aventure sexuelle comme porteuse de terribles risques pour l'évolution spirituelle. L'affirmation selon laquelle ces accouplements étaient purement symboliques constituait pour lui une échappatoire permettant d'évacuer un problème trop complexe et menaçant la tranquillité de son esprit. L'attitude est assez grave car elle dénote une fermeture, un blocage : le sexe serait à exclure de toute sâdhanâ.  Ou bien ne serait admissible que dans le cadre du mariage "à l'Occidentale". C'est évidemment oublier que cette manière de voir est d'abord culturelle, donc relative - aussi relative que la monogamie.
S'il est vrai que le courant tantrique a permis des dérives injustifiables, en Occident surtout, il n'en demeure pas moins que ses pratiques (y compris celles dites "de la main gauche") bien qu'extérieurement choquantes, ne peuvent en aucun cas être réduites à des parties de jambes en l'air. Il ne s'agit pas de jouer les apprentis sorciers ni d'envisager sans guide sûr de telles expériences. Mais au moins ne jetons le discrédit ni sur ces pratiques ni sur ceux qui en font un usage authentiquement spirituel.
De même il paraît simpliste et générateur d'intolérance que de placer d'un côté les "modèles" édifiants et sereins, vivant apparemment loin de toute tentation, de toute violence et, de l'autre les contre-modèles, les "mondains", ceux qui semblent immergés jusqu'au cou - jusqu'au cœur et surtout jusqu'au sexe - dans une existence agitée, mouvementée, voire débridée et totalement immorale. Ce fut là l'existence de certains qui devinrent les plus grands mystiques…  Ce n'est sans doute pas pour rien que Jésus préférait aux tièdes (les "sépulcres blanchis" comme il les nommait) celles et ceux qui avaient mauvaise réputation…

Ces réflexions ne doivent évidemment pas être considérées comme une incitation à la débauche mais plutôt comme une mise en garde : il est catastrophique de se déguiser. Il est des personnes spontanément et naturellement paisibles. Mais il en est d'autres au tempérament plus volcanique. Or, ces dernières sont souvent mal jugées (à commencer par elles-mêmes, qui se sentent coupables). Il convient, dans un premier temps, d'accepter ce qu'on est. Si je sens en moi une force qui m'incite à vivre en prenant des risques (ce qui est un pléonasme : vivre c'est risquer) et que je me châtre en imitant extérieurement ceux qui sont arrivés à la paix (souvent au prix de quels efforts), non seulement j'imagine à tort garantir mon âme contre les accidents de l'existence mais je me garantis surtout de tout progrès spirituel. Tout simplement parce qu'on ne devient pas ce qu'on est en faisant semblant d'être autre que ce qu'on est ici et maintenant…

                                                                                               GD


                                                                                                                               




[1] Il faut bien avouer que les ouvrages concernant ces êtres portent une part de responsabilité : leurs auteurs ne s'arrêtent que sur la part lumineuse des personnages dont il est question et ils prennent forcément l'allure d'une hagiographie.
[2] Certains diront : "Je suis parfait mais je ne le sais pas" ! Nous en sommes conscient. Mais "je suis" peut avoir plusieurs niveaux de signification !

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