PAS DE CIEL SANS LA TERRE...
Soyons d'abord parfaitement naturels avant d'aspirer
au surnaturel.
"Celui qui trahit la terre n'atteindra jamais le
ciel"
Arnaud Desjardins (L'audace de vivre, éd. La Table ronde,
1989)
La
voie du yoga est une voie de libération. Mais elle est aussi une des meilleures
voies pouvant conduire à l'aliénation. Peut-être plus encore que les voies
dites religieuses. En effet, le chrétien fervent mène habituellement une
existence dans le monde… Quant aux
modèles qu'il se propose d'imiter ce sont bien souvent des êtres d'action qui
agissent sur la terre : Mère Teresa,
Sœur Emmanuelle ou l'Abbé Pierre…
Les
modèles indiens sont apparemment différents en ce que les plus connus (Shrî
Ramdas, Ramakrishna, Mâ Anandamoyi…) sont avant tout des mystiques
contemplatifs. Ce que nous retenons d'eux (à travers leurs paroles et les
ouvrages dont ils sont l'objet), et ce qui est le plus souvent mis en avant,
c'est leur démarche de recherche solitaire, de méditation, de tranquillité
apparente à l'issue de laquelle ils ont atteint la libération. Vie de silence,
de sérénité, vie chaste, intérieurement intense certes mais, du moins le
croit-on, vie "au ralenti", loin des conflits dans lesquels nous
sommes constamment plongés - à commencer par les conflits d'ordre social,
affectif, sexuel.
Ce
sont ces êtres qui, le plus fortement, séduisent les adeptes commençant une
sâdhanâ. Les prendre pour modèles peut représenter un danger certain.
D'abord, parce que l'enthousiaste néophyte n'imite pas
ce qu'ils sont (comment le savoir
d'ailleurs ?) mais ce qu'ils font -
ou, plus exactement, ce qu'il croit
qu'ils font. Sorte de "syndrome du singe", consistant à mimer le
comportement apparent de tel ou tel sage. Qui n'a pas rencontré de ces
créatures qui se sont construit un habit d'ange (ou de swâmi) : douceur
affectée, paroles lénifiantes, gentillesse de bon aloi, discours moralisateur
et attitudes calculées en vue d'un effet destiné à donner l'impression aux
autres mais aussi à elles-mêmes, que tout en elles n'est que félicité et paix
profonde - shanti, shanti, shanti ?
Qu'une
situation brutale de conflit survienne et, instantanément, la cire du masque
fond : trouble, émotion, colère plus ou moins rentrée bouleversent cette mise
en scène. Car il s'agit bien là de comédie. Mais cette comédie n'est pas
vraiment drôle car, souvent inconsciente, elle ressemble fort à une névrose.
De
telles personnes peuvent devenir dangereuses si les circonstances s'y prêtent.
Pour peu qu'elles aillent loin dans l'auto persuasion, que leur ego soit
surdimensionné, qu'elles jouissent d'un fort charisme et qu'elles parlent bien,
elles risquent d'être écoutées, prises comme modèles et font alors figure de
gourou. Inutile de s'arrêter sur les conséquences déviantes qui s'ensuivent.
L'actualité plus ou moins récente regorge de tristes exemples.
Autre
cas de figure encore plus fréquent et qui, d'ailleurs, rejoint souvent le
précédent auquel il s'ajoute. Souvent, les modèles, les vrais Sages,
représentent un masque commode à la peur de vivre. En effet, toute action
engageant l'être (ce que je suis profondément)
peut sécréter un conflit intérieur. Il faut dire que notre enfance nous a
parfois bien formés à la peur, nous incitant involontairement mais efficacement
à ne pas être publiquement ce que nous sommes intimement. "Ceci, c'est
bien ; ceci (que je croyais bien), c'est mal !" L'enfant apprend vite les
stratégies de défense ! Il va agir en vue d'éviter l'insupportable jugement
("c'est mal !") parce qu'il veut être aimé donc ne déplaire ni à ses parents
qui sont ses juges, ni au curé qui est Dieu, ni à l'instituteur qui sait tout !
L'adulte qu'il est devenu (qu'il croit être devenu) aura pris l'habitude
d'anticiper en vue de se prémunir, systématiquement. S'il fait ce qu'il a
vraiment envie de faire, il risque de s'entendre dire que "c'est
mal". Donc il ne va pas le faire (ou dissimuler). Il va se protéger contre
la souffrance et agir de telle sorte d'éviter le plus possible les situations
conflictuelles… Il ne sera pas
d'accord avec les personnes représentant une autorité mais fera en sorte d'agir en accord avec elles. Par peur,
bien sûr. Si cette peur (ou la situation qui l'a provoquée) est insupportable,
elle sera refoulée… C'est alors que la
spiritualité et les Maîtres apparaissent à point nommé ! Ils ont une attitude
pacifique ! Ils ne se laissent jamais emporter dans les tourbillons des
conflits ! Je vais donc faire comme
eux ! Et ainsi je serai comme eux !
Je ne contredirai pas Untel. Je ne prendrai pas de décision professionnelle
pouvant déplaire (souvent, je ne prendrai même aucune décision) Je ne m'engagerai pas auprès de cette femme - qui
m'a séduit mais avec qui je risque de me trouver maintenant ou plus tard dans
une situation de conflit… Bref, persuadé de vivre juste, en réalité je vis le
moins possible… pour souffrir le moins possible. Tout cela, bien sûr, sans en
avoir conscience.
Vivant
dans la peur de déplaire, il est facile d'imaginer l'alibi que représente
l'existence exemplaire de ces sages… A cause de la vision faussée que j'ai de
leur véritable expérience, je me leurre complètement. Pour que l'illusion
fonctionne il faut, bien sûr, que je ferme les yeux sur leur véritable nature,
sur le parcours qu'ils ont effectué, sur les difficultés qu'ils ont vaincues à
force de lucidité et de courage. Dit autrement, je commence par là où ils ont
terminé. Comme s'ils étaient devenus ce qu'ils sont en n'ayant jamais connu ou
en ayant évité les souffrances de la vie[1].
Refoulant toutes mes pulsions, gommant
les difficultés non résolues, ignorant mes points faibles, je vais donc
"faire comme si…", croyant sincèrement que je fais ce qu'il faut pour
accéder à la libération… Et c'est sur le terrain pour le moins instable de mes
refoulements, de mes déséquilibres, que je tente de me construire ! Je veux
atteindre le but avant d'avoir parcouru les étapes du trajet. Je prétends vivre
la profondeur alors que je n'ai pas même vécu la surface. Je vise le Tout alors
que j'ai peur de tout. Je ferme les yeux, comme le Bouddha en méditation, je laisse
flotter un sourire sur mes lèvres et je crois, par ce moyen, accéder bientôt à
la sérénité. Je n'oublie qu'une chose : cette sérénité, le Bouddha l'a conquise
de haute lutte, après les tourments qu'on connaît ! Jamais, sans l'acceptation
de l'affrontement, il ne serait devenu Lui-même.
La
leçon est évidente même si elle n'est pas très réjouissante : je dois commencer
par accepter la souffrance, toutes les souffrances de la vie quotidienne ;
regarder en face les traumatismes de mon enfance ; accepter de me battre si les
circonstances l'exigent ; laisser s'exprimer ma colère ; assumer ma lâcheté ;
affronter mes contradictions, mes révoltes… En un mot : vivre mes faiblesses
les plus minables sans crainte du jugement d'autrui. Si, au fond de moi, je
laisse grandir le bouddha qui sommeille, si je ne perds pas de vue sa présence,
si je vise sans cesse à la laisser m'envahir, la transformation se produira. La
perfection s'imposera peu à peu, grâce à l'acceptation de mes imperfections.
Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrais-je devenir plus que
moi-même sans accepter d'abord d'être
ce que je suis[2] ?
Si j'assume la boue dans laquelle plongent mes racines je peux espérer fleurir.
Prétendre
devenir un être spirituel par peur d'être charnel, camoufler ses craintes sous
les gestes de la sainteté, faire du yoga pour éviter plus ou moins consciemment
de faire le point, non seulement ne mène à rien mais peut conduire à une forme
de déchéance spirituelle que je n'aurais peut-être pas connue sans le yoga.
Rien
ne vient d'être dit là - du moins espérons-le - que ne sache un pratiquant
éclairé qui désire être… illuminé. Tout le monde est bien d'accord : nous ne
serons jamais illuminés si nous prétendons vivre déjà dans la lumière ! Il ne
s'agit pas de se complaire dans notre part d'ombre. Il s'agit d'être assez
honnête et lucide pour la débusquer (car elle est maligne et sait comment se
vêtir d'habits séduisants et en apparence fort lumineux parfois…) en vue de la
dissiper.
Certains
yogis ont parfois défrayé la chronique (par exemple Shrî Rajneesh…) et
n'emportent pas la même adhésion que d'autres dont la "sainteté" est
plus évidente. Cela mérite quelques réflexions prolongeant ce qui vient d'être
dit. Le mode de vie de ces personnages
sujets à controverse offre parfois toutes les apparences de l'immoralité… Première précision à
apporter : ce terme d'immoralité,
pour peu que nous ayons été élevés dans un milieu bien pensant, nous fait
l'effet d'une sentence rédhibitoire… Cette notion contient en effet, telle une boite de
pandore, tous les maux pouvant mettre notre âme en péril. Il me revient en
mémoire un pratiquant de yoga en aucune manière choqué par les étreintes de
Shiva avec Parvati (ou celles, combien ostentatoires, de Kajurao), mais qui, en
même temps, considérait toute aventure
sexuelle comme porteuse de terribles risques pour l'évolution spirituelle.
L'affirmation selon laquelle ces accouplements étaient purement symboliques
constituait pour lui une échappatoire permettant d'évacuer un problème trop
complexe et menaçant la tranquillité de son esprit. L'attitude est assez grave
car elle dénote une fermeture, un blocage : le sexe serait à exclure de toute
sâdhanâ. Ou bien ne serait admissible
que dans le cadre du mariage "à l'Occidentale". C'est évidemment
oublier que cette manière de voir est d'abord culturelle, donc relative - aussi
relative que la monogamie.
S'il
est vrai que le courant tantrique a permis des dérives injustifiables, en
Occident surtout, il n'en demeure pas moins que ses pratiques (y compris celles
dites "de la main gauche") bien qu'extérieurement choquantes, ne
peuvent en aucun cas être réduites à des parties de jambes en l'air. Il ne
s'agit pas de jouer les apprentis sorciers ni d'envisager sans guide sûr de
telles expériences. Mais au moins ne jetons le discrédit ni sur ces pratiques
ni sur ceux qui en font un usage authentiquement spirituel.
De
même il paraît simpliste et générateur d'intolérance que de placer d'un côté
les "modèles" édifiants et sereins, vivant apparemment loin de toute
tentation, de toute violence et, de l'autre les contre-modèles, les
"mondains", ceux qui semblent immergés jusqu'au cou - jusqu'au cœur
et surtout jusqu'au sexe - dans une existence agitée, mouvementée, voire
débridée et totalement immorale. Ce fut là l'existence de certains qui
devinrent les plus grands mystiques… Ce
n'est sans doute pas pour rien que Jésus préférait aux tièdes (les
"sépulcres blanchis" comme il les nommait) celles et ceux qui avaient
mauvaise réputation…
Ces
réflexions ne doivent évidemment pas être considérées comme une incitation à la
débauche mais plutôt comme une mise en garde : il est catastrophique de se
déguiser. Il est des personnes spontanément et naturellement paisibles. Mais il
en est d'autres au tempérament plus volcanique. Or, ces dernières sont souvent
mal jugées (à commencer par elles-mêmes, qui se sentent coupables). Il
convient, dans un premier temps, d'accepter ce qu'on est. Si je sens en moi une
force qui m'incite à vivre en prenant des risques (ce qui est un pléonasme :
vivre c'est risquer) et que je me châtre en imitant extérieurement ceux qui sont
arrivés à la paix (souvent au prix de quels efforts), non seulement j'imagine à
tort garantir mon âme contre les accidents
de l'existence mais je me garantis surtout de tout progrès spirituel. Tout
simplement parce qu'on ne devient pas ce qu'on est en faisant semblant d'être autre que ce qu'on est ici et
maintenant…
GD
[1] Il
faut bien avouer que les ouvrages concernant ces êtres portent une part de
responsabilité : leurs auteurs ne s'arrêtent que sur la part lumineuse des
personnages dont il est question et ils prennent forcément l'allure d'une
hagiographie.
[2]
Certains diront : "Je suis parfait mais je ne le sais pas" ! Nous en
sommes conscient. Mais "je suis" peut avoir plusieurs niveaux de
signification !
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