Rencontre sur le Mékong

dimanche 20 janvier 2013

YOGA : REPONSES A DES QUESTIONS FONDAMENTALES (3) - Aimer mieux

L'amour est-il condamné à toujours décevoir ?


La Bhagavad-Gîta attribue à l'amour une dimension pouvant faire de lui un tremplin vers l'absolu.


Le Bakhti-yoga.

« Ceux qui, M’abandonnant toutes leurs actions et entièrement dévoués à Moi M’adorent, méditant sur Moi en un yoga sans défaillance, ceux qui fixent sur Moi leur conscience entière (…) rapidement Je les délivre de l’océan de l’existence enchaînée à la mort » (XII, 6-7) Ce verset assure bien la transition entre le Karma-Yoga et le Bhakti-Yoga : il convient d’offrir les actions au Maître des actions par amour pour lui. L’image revient souvent de l’amant tout entier dévoué, du dévot qui voit en toute créature le Suprême et n’agit plus que pour lui : « faisant toutes les actions pour l’amour de Moi, tu atteindras la perfection. » (XII, 10).
« Emplis de Moi ta pensée, deviens Mon amant et Mon adorateur, sacrifie à Moi, sois prosterné devant Moi, à Moi tu viendras, c’est l’assurance et la promesse que Je te fais, car tu M’es cher. » (XVIII, 65)
« Bien plus chers Me sont ces dévots qui font de Moi (= le Purushottama) leur but unique suprême..." » (XII, 20)
L’être qui se donne ainsi tout entier à l’adoration du Divin ne désire plus rien d’autre. Il se débarrasse de tout égoïsme, aime la création entière, se situe dans une équanimité que rien ne peut rompre : « Celui qui ne désire rien, qui est pur, habile en tous ses actes, indifférent à tout ce qui vient, qui n’est ni peiné ni affligé par aucun résultat, aucun événement (…) celui-là, mon dévot, M’est cher. »
Le résultat – la délivrance – est au bout de cet abandon énergique : « Celui-là aussi qui M’aime et s’efforce vers Moi avec une adoration, un amour sans défaillance, il passe au-delà des trois gunas, et lui aussi est prêt à devenir le Brahman. » (XIV, 26)

Se donner ainsi tout entier au Divin suppose-t-il qu’on abandonne tout autre « amour » ?
En Occident un mort « rend l’âme » : c’est dire qu’il est  un corps et qu’il a une âme (qu’il peut donc « rendre » en mourant). Dans le contexte hindouiste (mais ce n’est pas le seul), l’homme « abandonne son corps » ; c’est dire qu’il a un corps mais qu’il est  avant tout une âme. Nous sommes dans deux conceptions totalement différentes. Pour l’Occident, le corps, après avoir été honni des siècles durant, est ce qu’il convient de chérir avant tout. Même si nous ne tombons pas dans cette forme d’idolâtrie, notre existence est organisée d’abord pour satisfaire nos 5 sens : tout, autour de nous, est une invite à plus de confort (que la publicité baptise habilement « bonheur ») à plus, non pas de « bien-être », mais de « beaucoup-avoir ».
Si le but de la vie était la vie de l’âme, comme c’est encore le cas en Inde, la question ci-dessus paraîtrait moins provocante, voire monstrueuse. Pour un hindouiste fervent, la vie terrestre n’est pas un but en soi mais un moyen par lequel nous nous préparons à la « vraie Vie ». Qui veut la fin veut les moyens : il convient alors de s’éloigner des tentations grossières que sont toutes les jouissances (même et surtout les plus raffinées)  pour accéder à la seule adoration qui ne soit pas dégradante, celle du Seigneur.
On retrouve en fait cette idée dans le Christianisme, plus exactement dans l’Imitation de Jésus-Christ (III,3) où il est dit que « le chrétien considère toute chose comme des excréments ». La proximité avec la tradition indienne est évidente : « Cet amour ne peut être ramené à aucun intérêt en ce monde » (Nârada bahkti sutras).
Dans son Traité de l’amour de Dieu, St François de Sales prononce des paroles qui ne seraient pas déplacées dans la BG : « Le cœur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu[1]. » et, plus avant : « Comme la mort est si forte qu’elle sépare l’âme du corps, aussi l’amour sacré, parvenu jusques au degré du zèle, divise et éloigne de toutes autres affections et l’épure de tout mélange ». Sa définition du zèle n’est pas sans rappeler l’exaltation mystique d’un shrî Râmakrishna[2] : « Quand l’amour parfait est ardent et qu’il est parvenu jusqu’ à vouloir ôter, éloigner et divertir ce qui est opposé à la chose aimée, on l’appelle zèle » 
Et nous ? Quelle attitude pouvons-nous adopter si nous n’avons pas encore pénétré cette région des hauts sommets ? Pour rester dans le cadre occidental, écoutons la voix du philosophe Pascal. Le conseil s’adresse à ceux qui n’ont pas encore en eux la flamme vive de la dévotion mais nourrissent tout de même l’idée d’un départ : « Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c'est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc. afin que l’homme orgueilleux, qui n’a voulu se soumettre à Dieu, soit maintenant soumis à la créature. » L’ « extérieur joint à l’intérieur » n’est pas sans rappeler le rôle que peut jouer l’attitude physique (l’asâna) sur le plan mental, à savoir une mise en harmonie du corps avec l’âme qui ne peut que favoriser la « jonction » (yoga ) avec le Divin (Ishvara).
Traduisons en plus clair : si nous ne sommes pas capables de dévotion, faisons les gestes. Le reste viendra ensuite… Et ne rejetons pas ceux qui nous entourent sous prétexte que nous ne voulons aimer que Dieu ! au contraire, aimons-les, mais pas seulement comme des créatures de chair : c’est d’abord Dieu qu’il faut aimer en eux…
Pour en finir (temporairement !) avec cette question, il ne s’agit donc pas de laisser choir son épouse, ses enfants, sa maîtresse,  parce qu’on a choisi le Divin. Il s’agit d’aimer le Divin en eux. Ce n’est certainement pas une démarche plus aisée que l’abandon physique, le départ pour l’Inde ou l’ashram (souvent l’ashram-refuge…) Abandonner l’amour, oui, mais cet amour qui n’a d’amour que le nom et dont l’homonymie dissimule – tellement mal la plupart du temps – la volonté de possession,  le culte de l’ego et le désir de reconnaissance. En un mot, remplacer l’amour par l’Amour. Tous ceux qui essaient savent à quel point ce bhakti-yoga n’est pas facile.

Le bhakti-yoga ne risque-t-il pas de dégénérer en fanatisme ?
Cela est évident : dans les années 1936, Swâmi Vivekânanda prévient : « Les bandes de fanatiques dans l’hindouisme, l’islamisme, la chrétienté, ont toujours été recrutées presque exclusivement parmi les adorateurs qui sont encore sur les plans inférieurs de la bhakti. » Cette attitude est hélas encore d’actualité et c’est moins l’amour du prochain que  la haine du lointain (= le différent) qui rassemble certains exaltés, ceux qui ont perdu toute faculté de clairvoyance. Car la haine rassemble peut-être plus encore que l’amour mais de façon plus fragile aussi.
Cependant, précise le même sage, « ce danger n’existe qu’à l’étape préparatoire (gaunî). Lorsque la bhakti a mûri, lorsqu’elle est passée à ce degré qu’on appelle suprême (parâ), il n’y a plus à craindre aucune de ces hideuses manifestations de fanatisme ; l’âme qui est envahie par cette forme supérieure de bhakti est trop prêt du Dieu d’Amour pour contribuer à répandre la haine. » (Les Yogas pratiques, p.140). Voilà qui éclaircit bien la question.

Le bhakti-yogi est souvent un adepte des rites. Qu’en penser ?
Qui a déjà assisté à certaines puja ou aux danses des Bauls peut à juste titre s’inquiéter : les adeptes sont dans un état de transe plus ou moins profonde. Cet état peut d’ailleurs caractériser celui dans lequel se plongent certains charismatiques actuels. Aussitôt notre esprit cartésien juge : comment peut-on perdre ainsi la tête ? Se laisser aller à ces attitudes peu respectueuses ( ?) des lieux et d’autrui ? N’y a-t-il pas quelque chose d’indécent, voire de bestial de se laisser aller de la sorte ? Comment peut-on  prier ainsi ? la prière n’est-elle pas d’abord recueillement, silence ? Nous ne rappellerons pas que depuis la plus hautes Antiquité « sortir de soi », au besoin en confiant à certaines substances le coup de pouce nécessaire, était le moyen d’être « plus que soi » ; laisser entrer le Divin en soi suppose (fort logiquement d’ailleurs) qu’il faut quitter l’état ordinaire d’humain. L’état dit de folie[3] fut respectée (elle l’est encore dans certains pays) pour cette raison.
Il ne s’agit pas ici de prôner un quelconque recours aux substances plus ou moins naturelles pour atteindre des états de « surconscience », mais d’en venir à ce constat : le but d’un rituel ou d’une cérémonie est assez semblable  : « aider l’âme dans sa course en avant » (Swâmi Vivekânanda). Nous rejoignons les « gestes » dont parle Pascal et qui, tout extérieurs qu’ils soient, aident à « aller vers[4] ». De ce point de vue gardons-nous de considérer avec une certaine condescendance les dévots qui se répandent en inclinaisons, génuflexions, gesticulations, prosternations… Notre goût de la sobriété et de l’économie des moyens est culturel : il peut nous rendre agaçante cette manière d’être toute orientale (et méditerranéenne aussi)… c’est à tort.
L’adoration des images (Shiva, Kâlî, Krishna, Jésus, etc.) – si celles-ci ne sont qu’un support (pratimâ) aidant l’esprit à se centrer – n’est jamais négative, mais « seule l’adoration d’Ishvara est bhakti » (Swâmi Vivekânanda).
D’ailleurs, à cette bhakti qualifiée de « préparatoire » (rites, cultes, répétition d’un mantra) fait suite une bhakti suprême (parâbhakti) : c’est alors la renonciation totale, conquête de la liberté. Certains signes indiquent au bhakta qu’il est sur la bonne voie : c’est la souffrance due à l’absence du Bien Aimé, l’impatience d’arriver à Lui. Mais lorsque la fusion a lieu, tout, aux yeux du dévot, est devenu sacré. Il a atteint la Connaissance suprême et, comme disent les textes, l’Amour, l’Amant, l’Aimé ne font plus qu’un. Plus n’est alors besoin de ces « gestes », de ces mise en condition.
Râmakrishna dit cela de façon imagée : « Un échafaudage est indispensable pour bâtir une maison, mais plus personne n’en sent la nécessité lorsque le bâtiment est terminé. » (op. cit. p.161). Ou bien encore : «  L’huître qui contient la perle précieuse a peu de valeur en elle-même, mais elle est indispensable au développement de la perle. La coquille ne sera d’aucune utilité à l’homme qui a obtenu la perle. De même rites et cérémonies ne pourront être nécessaires à l’homme qui a trouvé l’ultime vérité : Dieu » (p.157)
                                  
Le bhakti-yoga n’est-il pas plutôt destiné aux naïfs ?
N’est-il pas naïf celui qui croit trouver Dieu dans une doctrine ? Celui – ou celle – qui passe de la numérologie à la chiromancie et de ceci à cela au rythme d’une croyance par mois ?
Et celui qui s’empêtre dans des lectures accumulées et qui pense dans le sens du dernier livre lu comme penche le roseau dans le sens du dernier coup de vent, n’est-il pas naïf ? Etre religieux, ce n’est pas être savant. Ce n’est pas non plus être ignorant. C’est être de plus en plus soi-même pour réussir à être. C’est expérimenter Dieu. Pas réfléchir sur Lui et dire « J’ai compris. Dieu est ceci et cela… ». Il est beaucoup de savants très naïfs. Aussi beaucoup de philosophes mondains – au « cœur frivole » dirait Râmakrishna : « Les pandits peuvent connaître beaucoup de versets et de textes sacrés, mais à quoi bon les répéter ? Il faut réaliser dans notre vie les vérités contenues dans les Ecritures » (p.80).
Le bhakti-yogi est aux antipodes de la naïveté – si « naïveté » sous-entend « manque d’intelligence ». Il peut apparaître tel aux yeux de ceux qui  jugent de tout par la seule raison, par cette raison limitative qui ampute l’être, l’aplatit, lui ôte la dimension qui le relie à l’Essentiel. L’Essentiel est illimité et la raison, limitée, ne peut l’appréhender. Veillons donc à ne pas user de l’étiquette – « naïf » - que nous apposons souvent vite aux pratiquants un peu exaltés.
« Le bhakti-yoga, dit Jean Herbert, convient à ceux qui ont la foi, qui se sentent attirés vers Dieu et croient en Lui, sans savoir pourquoi et même sans désirer se l’expliquer par le raisonnement. » Cette affirmation mérite d’être nuancée : certains grands bhakti-yogi étaient – sont – des intellectuels. Mais ils sont allés au-delà de la simple maîtrise des concepts, au-delà de la compréhension intelligente des notions les plus subtiles. Ils sont passés à l’acte. Car en  matière de salut, la raison, le savoir, l’intelligence ne procurent aucun avantage : il faut la pratique. L’amour du prochain – y compris de l’ennemi – est plus difficile à vivre qu’à expliquer ! Renoncer à n’être qu’intelligent est signe d’intelligence supérieure.

La prière est-elle efficace ?
Peut-on appeler « prière » l’argent sonore (mots, chants…) par lequel on achète les faveurs du Divin ? Prier n’est pas marchander. Est-ce une raison pour ne rien demander ? Peut-être que se  refuser à demander n’est qu’orgueil ! Swami Vivekânanda dit qu’on obtient tout par la prière, mais que cette religion là est une « religion de mendiant ». Le mot est dur, mais il est employé dans une perspective particulière : un véritable bhakta ne prie même pas pour sa propre libération. Cela ne lui est possible que lorsqu’il est débarrassé de la peur de ne pas être libéré… Si tel n’est pas notre cas, continuons d’appeler sur nous la force du Divin ! Tous les textes le disent : il ne reste pas sourd à nos appels : « Ô mon cœur ! supplie ta Mère Toute Puissante de venir à toi et tu verras comme elle accourt à ton appel. Dieu ne peut rester insensible quand on l’invoque de tout son cœur et de toute son âme. » (L’enseignement de Râmakrishna, A.Michel, p. 299)
Le mendiant veut l’argent. Nous voulons le « ciel » : n’est-ce pas préférable ? Méfions-nous tout de même : sous cet appel apparemment pur ne se cache-t-il pas un désir supplémentaire de jouissance ? Que dire de celui qui, ayant renoncé aux jouissances décevantes, vise celle dont il imagine qu’elle sera plus intense que ce qu’il connaît déjà ? Si ma prière espère un surplus de confort, il y a fort à parier que je ne suis pas sur la bonne voie…
La prière la plus habituelle du bhakta est une prière d’offrande – de ce qu’on a et de ce qu’on est. Envisagée comme attitude quasi permanente elle se fait adoration et communion de tous les instants avec la divinité. Dès lors on ne peut dire que le bhakta prie : il est prière.

Y a-t-il d’autres moyens permettant au bhakta d’atteindre le but ?
Râmânuja indique les moyens mis en œuvre par les adeptes de cette voie. Ils sont assez nombreux : discernement (viveka), maîtrise des passions, exercice (ne penser qu’à Dieu, même, par exemple, en jouant de la musique),  travail offert,  pureté (en lien avec la véracité, la droiture, la compassion, la non-violence, la charité), la force, la suppression des joies excessives.
N’oublions pas la répétition d’un mantra qui permet de garder le contact permanent avec le Soi, sorte de méditation constante sur Dieu, état ininterrompu qui peut mener à la perception directe du Divin – donc à la Libération. C’est une autre manière d’offrir tout ce qui est fait, ce qui est pensé, au Maître des Maîtres, (cf. Ishvara Pranidhâna dans les Yoga Sûtra, I,23)
Tous ces moyens : Japa, rites, cérémonies, prières, cultes rendus aux divers dieux, images, etc. sont des étapes préparatoires qui permettent de progresser. Elles ne sont évidemment pas le but. Cela peut paraître une évidence mais ne l’est pas : on a vite fait, comme le dit l’adage, de regarder que le doigt alors que celui-ci montre la lune…
Pour Vivekânanda, seule l’adoration d’Ishvara - et de lui seul - est bhakti. Il ne s’agit évidemment pas de croire que la différence vient de ce que j’adore un dieu plus « vrai » que les autres, donc plus efficace ! Il s’agit plutôt d’une renonciation de plus en plus générale et « par amour » à tout ce qui n’est pas le Divin. Ishvara « est la plus haute interprétation que l’esprit humain puisse donner de l’Absolu » (Vivekânanda). En L’adorant, le bhakti yogin réalise la fusion avec Brahman sans attributs. Il y a là une énigme (qui n’est pas propre à l’hindouisme) : l’humain peut parvenir à l’absolu à partir du relatif… mais ce n’est une énigme que pour notre raison !
Plus que des moyens variés pour atteindre le but (en fait ils sont tous semblables et peuvent se ramener à un seul : l’abandon au Divin), les textes indiquent des adjuvants, des aides,  favorisant la réussite de l’entreprise. On a cité les rites, l’adoration, mais il y a aussi par exemple les pèlerinages, la fréquentation des hommes pieux, l’aumône… Et puis, de manière négative, tout ce qu’il faut éviter, même dans la vie pratique quotidienne (en fait, tous les excès : nourriture, mondanités, distractions, sexe, etc.). La mise en garde la plus inattendue  semble être celle concernant notre propre attitude envers nous-mêmes, attitude empreinte de défaitisme, de doute, de conformismes  moraux  ou religieux qui fait s’exclamer Râmakrishna : « Le sot qui répète sans cesse « je suis asservi » finira bien par l’être un jour. Et le malheureux qui dit sempiternellement « je suis un pécheur, je suis un pécheur » finira certainement par le devenir. » (p. 177)

Comment puis-je faire naître en moi ce désir de Dieu que je vois chez certains et qui me laisse comme un spectateur sur la touche ?
Parlant des croyants, Henri Bergson disait à jean Guitton, : « Vous avez bien de la chance. [Quand on n’est pas croyant] on se trouve un peu dans la situation du personnage qui regarde des vitraux de l’extérieur de l’église »  
Il ne semble pas y avoir de réponse acceptable à cette question. Il n’y a aucun moyen de faire naître ce désir – aucun « truc ». Il vient ou il ne vient pas. S’il vient, c’est quand il veut et non quand moi je le veux. Certains disent qu’il surgit quand on s’est lassé des autres désirs – mais se lasse-t-on de tous ?
On pourrait dire aussi qu’avoir le désir de ce désir c’est déjà être proche de lui… Peut-être. D’aucun prétendent que c’est une question de « grâce » (vocabulaire chrétien) ou de karma… Une crise[5] existentielle est souvent à l’origine de cette faim d’absolu (que de conversions célèbres ou non sont passées par la souffrance physique ou morale : déception, maladie, deuil, prison…)
Peut-être aussi, sûrement,  que ce désir, nous l’avons, mais que nous ne le nourrissons pas, que nous le laissons être étouffé par d’autres désirs moins essentiels ? Ce qui paraît certain c’est qu’il renaît (ou qu’il naît) au contact de certains êtres - comme la flamme d’une brindille qu’anime le vent. Nous sommes comme des lampes à éclairage variable… Parfois nous sommes pleins de lumière, d’autres fois nous rayonnons… d’obscurité. D’où la nécessité de la régularité, de la persévérance, de l’ « exercice répété» (abhyâsa), de l’attention constante… Il n’y a pas de miracle : si je n’entretiens pas ma voiture, n’y mets pas d’essence, elle tombe en panne. L’énergie de nos véhicules subtils demande à être aussi régulièrement entretenue  que l’énergie du corps, le véhicule matériel que je nourris régulièrement. La soif du Divin vient en buvant. En buvant à la Source dont parlent tous les textes - la Source représentant l’origine d’où jaillit ce que nous sommes et tout ce qui est et ce vers quoi il nous faudra retourner un jour.
Lorsque nous nous approchons de cette Source la soif nous brûle ; elle se calme sitôt que nous nous éloignons. Ce n’est pas une image mais une expérience que beaucoup d’entre nous ont faite : ceux à qui il est donné d’approcher de temps à autres un être dont le niveau spirituel est élevé ou, à plus forte raison un grand Maître ou un  Libéré vivant, savent bien cela. La proximité de telles âmes avive notre soif et l’étanche en même temps… L’éloignement, s’il s’accompagne d’un relâchement de la pratique, la fait disparaître. Cela devient à la fois plus facile et plus insupportable, jusqu’à ce que la nostalgie de cette soif se fasse impérieuse et la  ressuscite. Mais il se peut aussi que l’oubli l’emporte. 

Le « désir de Dieu » ne peut donc pas se provoquer ?
Rien d’intellectuel, de rationnel, ne peut créer vraiment un désir (ceux qui aiment le céleri auront beau me persuader que c’est délicieux, ils ne pourront me convaincre si je ne peux les avaler !). Cependant  l’envie d’éprouver ce désir (donc le regret d’en être privé) peut sans doute préparer le terrain et le rendre propice à accueillir le moindre signe-germe d’où naîtra l’émerveillement. Parce que, finalement, ce désir de Dieu naît dans ce sentiment particulier mêlé de certitude et d’émerveillement – émerveillement devant l’évidence enfin découverte. Comme une présence soudainement indispensable qu’on devinait mais sans jamais l’avoir vue.
En fait, on en revient là : s’il y a vrai besoin, il y a demande. Et s’il y a demande sincère, il est impensable qu’il n’y ait pas de réponse.




[1] Cf. Râmakrishna : « Abandonnez tout  à Dieu et soumettez-vous à lui ; ce sera la fin de vos peines et de vos angoisses. Alors seulement vous saurez que toute chose s’accomplit uniquement par la volonté du seigneur » (L’enseignement de Râmakrishna, A. Michel, p. 255)
[2] « S’il faut que vous soyez fous soyez-le d’amour pour le Seigneur… » (ibid. p. 297)
[3] Le mot « fou » vient du latin follis (soufflet pour le feu) ; ce terme étant issu d’une racine indoeuropéenne de forme onomatopéique exprimant l’idée de « souffler ».
[4] Notons au passage l’expression « course en avant » à ne pas confondre avec « fuite en avant »… Les quinquagénaires actuels ont certainement à l’esprit une partie (très majoritaire) de cette génération hippie qui, LSD aidant, confondit quête de l’absolu et mise sur orbite en vue d’échapper aux réalités de ce bas monde… Kerouac et les aventuriers de la beat generation avaient beau glorifier le mysticisme zen, ils étaient plus « à côté de la plaque » que « Sur la route »
 [5] « Crise », en grec et en chinois signifie littéralement : « occasion favorable »

                                                                                                                    GD


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