Petite méditation à l'usage de ceux qui respirent
A chaque fois que j'expire, je fais l'expérience d'une petite mort pour renaître à l'inspiration suivante.
J'expire, j'inspire, j'expire, j'inspire… et ainsi des
millions de fois depuis mon premier souffle jusqu'à l'ultime expiration.
A chaque fois que j'expire, je fais l'expérience d'une
petite mort pour renaître à l'inspiration suivante. Car l'inspiration ne peut
surgir que s'il y a d'abord expiration.
Ainsi se tisse notre existence : entre vivre et mourir.
Expirer c'est consentir à offrir.
Si je cherche à retenir ce consentement, si je me crispe
dans le refus de donner, ma respiration se fait courte, avare.
Si j'accepte ce don comme un don, me départis de toute
volonté de possession, je suis accordé et je joue juste.
La musique du joueur de flûte ne peut naître que du souffle
rendu.
Aucun instrument à vent
ne répond à une inspiration. La flûte ne vit que sur le consentement de
l'artiste à mourir, elle ne chante que sur cet abandon.
Je m'endors sur une expiration. Je meurs donc à la veille
pour naître au sommeil qui est une autre veille.
Je meurs à une réalité extérieure pour renaître à ma réalité
intérieure.
Je meurs à la lumière extérieure, je ferme les yeux sur elle
pour les rouvrir à ma lumière intérieure.
Tout repos, à commencer par celui de l'esprit, exige ce renoncement
aux dehors.
Ainsi sera mon dernier sommeil, mon repos final, ultime
apaisement : fermeture à ce monde, ouverture à un autre.
Apaisement, oui, mais à condition que je renonce à ce qui
n'est pas mien. Aucune paix sans ce dessaisissement consenti, si je n'ai pas
compris que, mon premier souffle m'ayant été donné, je dois accepter de le
rendre.
"Rendre l'âme", dit le langage populaire. Il dit
aussi "perdre l'esprit". "Spiritus" signifie
"souffle". Rendre son dernier "souffle" c'est donc rendre à
son légitime propriétaire l'"esprit" qu'il nous a insufflé.
Je suis donc plus respiré que je ne respire. Je contrôle un
peu ma respiration mais c'est elle qui, toujours, a le dernier mot. Elle qui
décide d'entrer en moi et de sortir, je ne puis aller contre cette volonté.
Elle me rappelle que nous ne possédons jamais rien très longtemps. Disons… le
temps d'un soupir, plus ou moins prolongé.
Prendre sa respiration. Rendre son dernier souffle. Je
prends ce qui m'est prêté – le temps d'une vie. Et puis je rends. De qui me
vient ce prêt ? A qui doit-il être rendu ? Qu'est-ce qui respire en moi ?
A la fin de chaque inspir, de chaque expir, un temps de
silence, d'immobilité, de suspension. Quel est le lieu de cette immobilité ?
Quel est le son de ce silence ?
Une pause, mort infime, repos d'une seconde, qui revient des
millions de fois ; au cœur de cette suspension, la présence contenue d'un
départ, d'une éclosion à l'ailleurs. Celle de l'éternité que je porte en moi et
qui attend son heure ?
J'expire, j'inspire, j'expire, j'inspire… Expir flux ;
inspir reflux. Rythme des marées et de la vague au rivage. Le grand mouvement océanique
va et vient en moi. Je le porte et il me porte.
De cette mer je suis la mère et l'enfant. Je me laisse aller
au rythme du bercement originel : inspir… expir… Je crois le créer mais c'est
lui qui me crée à chaque instant. Rythme de l'amour.
De lui surgit tout ce qui est porteur de beauté. Les mots du
poète (rimes féminines – masculines, vers pairs – impairs), le geste du
peintre, les notes du musicien naissent de leur inspiration. Le poème, le
concerto, le tableau en sont l'expiration. Chaque œuvre, d'abord inspirée,
meurt dans cette expiration par laquelle l'artiste lâche prise et abandonne sa
création au monde. Le monde de ceux qui accueillent et recueillent ce souffle
coloré ou sonore ne le concerne plus.
Ce qui est reçu est ainsi redonné. L'artiste vraiment
inspiré ne peut faire autrement que d'expirer
son œuvre. La garder en lui le mène à l'asphyxie. L'artiste qui n'est pas
inspiré ne respire que physiquement : il est mort intérieurement s'il ne laisse
pas son âme respirer. Il ne lui reste plus qu'à soupirer…
Or, si respirer c'est être dans la présence de l'amour, soupirer
c'est être dans l'absence de l'amour : l'amant soupire lorsque s'éloigne la
bien-aimée. Le soupir veut recréer l'équilibre compromis. Il est l'expression
d'un manque.
L'Esprit qui souffle est partout. Pourquoi alors soupirer
comme si ce Souffle s'était absenté ? Nous avait abandonné ? Pourquoi s'essouffler
à poursuivre ce qui est présent en nous ? Celui qui court à perdre haleine ne
trouve qu'absence. Seul trouve la Présence celui qui arrête sa course pour
s'asseoir dans l'écoute du Souffle qui respire en lui.
GD
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