Qu'est-ce que le "réel" ?Quand la science rejoint le yoga
L'espace
et le temps
Tout
ce qui existe, nous l'estimons par rapport à une image – un reflet – de ce que
nous prenons pour une réalité extérieure objective. Nous fonctionnons toujours
"par rapport à…" Intervient
inévitablement la référence spatiale. Est-elle fiable ? Un objet n'est en soi ni grand
ni petit. Il n'a de taille que par rapport à ma propre évaluation. Dans
l'optique d'un microbe ce livre est gigantesque, dans celle d'une montagne il
est minuscule. Quelle est alors la taille réelle
de ce livre ? Il n'en a pas ou il les a toutes. Il n'est manifesté dans
l'espace que par mon regard. L'espace lui-même est ma propre création et nos
inventions les plus sophistiquées ne dissipent même pas cette grossière erreur
de perspective ! "Le monde existe,
dit Jean Klein, parce que vous existez avec vos sens. Le monde est simplement
voir, entendre, sentir, toucher et goûter. Vous surimposez ensuite un concept à
la sensation pour qualifier et celle-ci cesse parce que les deux ne peuvent se
manifester ensemble..Une fois que la conceptualisation s'arrête, vous
connaissez la paix, le silence, la perception pure : la conscience seule
reste."
Une objection surgit : l'espace existe bel et bien
en dehors de moi puisqu'il existait avant ma naissance et existera après ma
mort ! Cette affirmation qui ressemble à du bon sens, aux yeux des vedantistes comme
à ceux des physiciens est un énorme non-sens. Elle impliquerait en effet la
possibilité pour moi de voir ce qui se passe en dehors de ma présence. D'être
là quand je n'y suis pas !
La conscience que nous avons
du temps nous apporte sans cesse la preuve qu'il est lui aussi projection
subjective. La durée des derniers jours de ce voyage heureux n'a rien à voir
avec la durée me séparant de mes retrouvailles avec celle dont je suis
amoureux. Les deux heures d'une névralgie ne sont pas les deux heures d'un
joyeux repas… Qui dit que, pour ce papillon éphémère, huit jours d'existence
sont "brefs" ? Comment les ressent-il de son propre point de vue ?
Comment expliquer la "vision panoramique" permettant parfois de
revivre toute son existence en un éclair fugitif ? Les quelques secondes d'un
rêve peuvent permettre de vivre une longue aventure truffée de péripéties qu'il
faudrait des mois pour accomplir dans l'état d'éveil… Les exemples probants ne
manquent pas.
Comment pourrait-on dès lors
affirmer que le temps, comme l'espace, puisse exister en-dehors de la
perception que nous en avons ? Les horloges ? L'aiguille de la montre parcourt
un espace – un rapport conventionnel certes utile pour fonctionner ensemble,
mais arbitraire, inutile si je vis seul sur une île et de toute façon
insaisissable par la conscience, où que je sois. En effet, les
"moments" soi-disant constitutifs d'une durée ne peuvent être cernés :
qui pourrait prétendre saisir le "moment présent" ? Fixer un point
qu'on appellerait "présent" est impossible. Ce "point" est d'ailleurs
une illusion, il n'a pas plus de réalité que ce "qui n'est plus" (le
passé) ou "ce qui n'est pas encore" (l'avenir). Est-il d'ailleurs indépendant,
isolé de ce que j'appelle le "passé" (qui n'existe plus) ou le
"futur" (qui n'existe pas encore) ? Le "moment" n'existe
pas en soi, non plus que la "durée" qui serait une sorte de collier
de perles – des "moments" – se juxtaposant. Le prétendre ce serait
dire que rien, ajouté à rien, produit… quelque chose. Ce qu'on appelle le temps semble décidément constituer une
réalité issue de notre cerveau et le "mouvement du temps", n'exister
que dans notre conscience et non hors d'elle.
Temps et espace sont des
notions abstraites : prendre l'un et l'autre comme des réalités c'est s'abuser,
vouloir se raccrocher à une illusion parce que nous en avons l'habitude – et
qu'elle nous permet de fonctionner à un certain niveau. Nul ne reçoit d'information directe du temps
ou de l'espace en tant que tels, purs, absolus. Je ne peux me représenter
l'espace qu'en imaginant des choses, des objets et le temps que par un
changement, un mouvement. Je ne peux me faire une idée directe de l'un ni de
l'autre en soi.
Mais, dira-t-on, et la mémoire ? Les souvenirs ? Ne
prouvent-ils pas l'existence du passé ? Non : quand ma mémoire
fonctionne-t-elle ? Seulement "maintenant", au moment où je me
souviens, au présent donc.
Et les mesures que nous
faisons de l'espace ? Ne sont-elles pas définitives ? Non, bien sûr, toute
mesure, qu'elle soit spatiale ou temporelle n'est que relative – donc
changeante. Les "étoiles fixes" de l'astronomie ne sont pas plus
fixes que ne l'est un bloc de granit ou de plomb constitués d'électrons, de
protons, de neutrons et autres particules constamment en mouvement. Il nous est
difficile d'admettre que les informations que notre vue, notre ouïe, etc. nous
transmettent ne sont pas justes. Notre
cerveau s'habitue vite à prendre les apparences pour de la réalité. Un trajet
en train passé à regarder par la fenêtre suffit à ce que, le train s'arrêtant,
nous ayons l'impression fugace mais troublante de reculer… Le désert le plus
minéral, pétrifié, semble on ne peut plus immobile alors qu'il se déplace à la
même vitesse qu'une mégalopole – soit approximativement à 110 000 kilomètres à
l'heure (vitesse de rotation de la terre à sa surface). L'arbre que je montre
du doigt en disant "C'est ici", se trouve donc à une distance
vertigineuse de l'endroit montré quelques secondes auparavant. Ce point est sur
la terre… qui tourne sur elle-même, qui tourne autour du soleil, ce dernier se
déplaçant dans notre nébuleuse, elle-même se déplaçant dans un amas galactique
parcourant le cosmos… Et les savants, ne se basent-ils pas sur des mesures
rigoureuses, avec des appareils étalonnés ? Bien sûr, mais qui observe les
résultats ? On en revient toujours à l'humain, à ses sens, ses perceptions. Le
principe de relativité s'applique évidemment à notre conscience. La seule
certitude est qu'en ce domaine nous sommes les dupes d'un illusionniste
invisible et très doué.
Cela nous mène à un constat
troublant formulé bien avant Einstein, par Zénon ou Pythagore en Grèce et
nombre de philosophes en Inde : d'un certain point de vue, l'espace est
mesurable donc rationnel ; mais, d'un autre point de vue – plus proche de ce
qui EST – il est immesurable et infini. Ces deux points de vue, rationnellement
inconciliables, nous contraignent à constater une fois de plus que l'espace est
une idée subjective. "Ici" et "là" n'ont aucune réalité
propre, cernable, et s'excluent l'un l'autre.
Nous avons dit qu'il en allait
de même pour le temps : un souvenir d'il y a trois secondes ou d'il y a vingt ans
ne sont que subjectivement "distants" – ce dernier terme ne signifiant
rien de réellement possible[1].
Notre vie sur terre se passe
néanmoins dans les limites que semblent imposer temps et espace. Tout ce que
nous sommes capables de représenter se rapporte à ces deux notions. Mais leur
signification change suivant les circonstances et dès lors tout phénomène s'y rattachant
est perçu non pas objectivement, mais par la pensée – subjectivement, donc.
C'est mon esprit qui perçoit ; et cette perception change constamment suivant
les moments, mon humeur, une émotion fugace… Un jour le ciel est d'un gris
apaisant, le silence est repos… Un autre jour la même apparence de ciel sera
triste et le même silence funèbre…
Dès lors, même si un million
de personnes s'entendent sur une observation identique, même si toutes ces observations
concordent, elles demeurent des interprétations. Prendre le même système de
référence mène en principe au même résultat mais ne signifie en rien que le
système est valide – donc que le résultat est acceptable. Il fut un temps où la
majorité des regards scrutant l'horizon estimaient que la terre était plate ;
plate et immobile… Il convient de nous ôter de l'esprit que nous puissions être
en communication directe avec le monde : nous le percevons de différentes
façons, en fonction de nos sensations, de nos systèmes de référence. Changeons
par exemple le système de référence d'une image en la projetant au ralenti sur
l'écran : le mouvement du sprinter que nous voyons n'est pas une illusion.
Notre mesure du temps a été affectée par une altération de notre perception…
Notons enfin qu'espace et temps
s'impliquent mutuellement, ne peuvent être convoqués l'un sans l'autre. Voir
deux objets distants, c'est les voir successivement. Si le soleil nous
apparaissait immobile (= espace) nous ne pourrions mesurer la durée (= temps).
Isoler temps et espace c'est nier ce continuum dont dépend pourtant notre
expérience du monde. Notre esprit dissocie ce qui ne fait qu'un, refuse
d'accepter que ce temps et cet espace lui appartiennent – ou plutôt sont une de
ses facettes. Temps et espace, le monde tout entier, sont l'observateur – donc
indissociables de sa perception. Ce monde semble varier parce que nous varions…
Les grands maîtres n'ont rien dit d'autre :
"Quand vous parlez du passé, c'est aussi maintenant. Il n'y a pas de
passé, passé et futur n'ont aucune réalité. Ce que nous appelons le passé est
une pensée présente, le temps comme l'espace sont une manière de penser un état
d'esprit." [2]
Au niveau de l'infiniment
petit, les notions de temps et d'espace doivent être pensées autrement que nous
le faisons habituellement. Une particule (atome, ion, photon, etc.) est dite
"délocalisée" dans l'espace, c'est-à-dire qu'elle est à la fois ici
et là-bas. Détectée par un instrument de mesure elle se relocalise en un lieu
déterminé mais imprévisible : quoi qu'on sache de sa nature, il est impossible
de prévoir où la particule sera manifestée. "Pour résoudre ce paradoxe du monde quantique, les physiciens n'ont pas
manqué d'imagination. Everett a alors postulé qu'au moment de la mesure, la
particule ne fait pas un choix arbitraire unique entre tous les lieux où elle
peut se manifester : pour lui elle se relocalise en tout point possible, mais
chaque point qu'elle occupe alors existe dans un univers particulier. Autrement
dit, l'observateur de notre monde la voit se matérialiser en un lieu précis,
tandis qu'un observateur d'un univers parallèle la verrait se matérialiser en
un autre lieu, et ainsi de suite… avec autant d'univers qu'il y a de lieux
possibles pour la particule. Le postulat des univers est purement théorique,
indémontrable, et présente des difficultés[3]
dont surtout, le fait que pour chaque particule de notre univers (il y en a
plus de 10 puissance 79), sa relocalisation créerait une quasi-infinité
d'univers parallèles…" [4]
Dans l'univers
quantique l'espace n'est pas
tridimensionnel et il n'y a pas de temps absolu. Chaque objet en mouvement
possède sa propre échelle de temps. Si deux observateurs considèrent un même
phénomène en se déplaçant à des vitesses différentes (mais proches de celle de
la lumière), ils ne pourront pas aboutir à un témoignage commun : ce que l'un
aura perçu à un moment de son passé, sera apparu à l'autre à un moment de son
futur : le temps s'écoule plus lentement si la vitesse se rapproche de celle de
la lumière (dilatation de temps). Une horloge en mouvement retarde sur une
horloge fixe. Il n’y a donc pas plus de temps absolu, qu'il y a de séparation
objective entre le passé et le futur.
[1] Ainsi, l'éternuement que je viens d'avoir n'est pas
plus proche ni plus éloigné que la construction des
pyramides ; l'affirmer serait raisonner en termes d'espace ce qui est un
non-sens.
[2] Jean Klein, op. cité.
[3] La "difficulté" évoquée ne paraît guère
acceptable : un univers n'occupe pas de "place" ; par conséquent une
"quasi-infinité" ne saurait poser de problème qu'à notre conception
réaliste du monde…
[4] Science et Vie, oct. 2009, p.11
[5] Eckart
Tolle Le pouvoir du moment présent,
éd. Ariane Editions, 2000.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire