Il existe une "connaissance" qui va bien au-delà de nos aptitudes ordinaires
La "connaissance" peut mener à une compréhension du Réel autrement plus exaltante que tous les savoirs d'ordre intellectuel...
Le Jnâna-Yoga (abrégé : JN)
Le JY
est le plus souvent traduit par « yoga de la connaissance ».
S’agit-il de « connaissance intellectuelle », de celle que
recherchent tous ceux qui s’instruisent en vue d’accroître leur savoir ?
S’il s’agissait de
ce type de connaissance il suffirait de potasser la question jusqu’à ce que
surgisse la libération (qui est, ne l’oublions pas, le but du yoga originel).
Tout érudit serait un jivan mukhta,
un libéré vivant. L’illumination spirituelle n’est pas
l’ « Eurêka » intellectuel d’Archimède. Nous sommes sur deux
plans différents (mais pas forcément opposés).
La notion de "connaissance" est vaste... Thomas d’Aquin
établissait une distinction entre les vivants connaissants et ceux non
connaissants. Il expliquait la distinction ainsi : « Les connaissants se distinguent des non
connaissants en ce que ceux-ci n’ont que leur forme propre ; mais le
connaissant est capable de participer à la forme d’une chose étrangère. » Le
chêne, le granit, l’hirondelle ont leur propre « forme » qui est leur
perfection. Mais cette perfection est en quelque sorte inamovible,
"imperfectible". Ce qui caractérise l’humain c’est non seulement le
fait de posséder lui aussi sa « forme propre » mais sa capacité à
s’étendre au-delà de lui-même, à participer à la nature d’autrui et de la
vivre. Par la connaissance sensible (exemple : « Ce ciel est bleu et
gris ») et par la connaissance intellectuelle (ou, pour simplifier,
sa capacité d’abstraction. Exemple : « l’homme est un animal
sociable »), il prend « possession » du monde extérieur et du
monde intérieur. C’est alors qu’intervient l’ « intelligence »
par laquelle l’homme, comme dit Aristote, « devient toute chose ». Il faut entendre par là qu’à son plus
haut degré, cette intelligence vise idéalement à saisir
l’ « essence » des choses. Elle y parvient tant qu’il s’agit
pour elle de notions génériques (qu’est-ce qu’un minéral, un végétal, un
animal ?) mais si elle tente de capter l’essence des multiples espèces
contenues en ces genres, elle ne peut qu’énumérer des propriétés : tel
végétal c’est cela, plus cela, plus cela, etc. Notre intelligence ne peut donc
nourrir notre vie intérieure qu’à partir du matériel, du
« corporel ». En cela elle est très limitée.
Serait-ce alors ce
qu'on appelle l' « intuition » qui, en quelque sorte,
prendrait le relais de cette intelligence limitée ?
Là encore, c'est un problème de vocabulaire : tout dépend de
ce qu'on entend par "intuition". Certains penseurs estiment que
l'intuition humaine est une opération particulière de la raison. Elle ne peut donc saisir les "essences". Seul le
Divin (dont l'Intuition serait forcément identique à son Essence) possède la compréhension de
tout l'Etre – créé et incréé – avec toutes ses modalités d'existence. D'autres considèrent que notre intuition est
avant tout source d'illusion; d'autres de vérité, voire de la Vérité…
Nous sommes donc
dans l'incertitude la plus complète ?
Oui si nous nous enfermons dans le champ de la philosophie
ou de la métaphysique en parcourant les voies multiples des explications
théoriques qu'elles proposent. La force
de l'hindouisme est que ses "penseurs" sont aussi des
expérimentateurs. Si le yoga n'était qu'une philosophie il serait une théorie
de plus et rien d'autre. Il serait objet de connaissance, intéressant peut-être
pour notre intelligence dévoreuse d'idées, mais pas plus intéressant que
d'autres théories tout aussi séduisantes pour le mental.
La force du yoga en général, donc du JY en particulier,
est qu'il est non pas seulement objet de connaissance mais surtout moyen de
Connaissance – ce que devrait être au fond toute philosophie. Car à quoi bon
les théorie – mêmes les plus brillantes – si elles ne changent pas la vie ? si
elle ne permettent pas à l'homme de s'accomplir – pour ne pas dire se
"libérer"[1] ?
Donc, si l'on
veut comprendre la nature du JY
considéré comme "yoga de la Connaissance", il faut se garder de
l'assimiler à une opération intellectuelle, intuitive même. Il n'est pas moral,
pas physique… Que reste-t-il alors? Quel est son champ d'existence?
Le JY vise en effet la délivrance non pas par le Sâmkhya (sur lequel s'appuie néanmoins
par certains aspects la BG), non pas par le Bhakti-yoga,
ni par le Karma-yoga, mais par ce
moyen qu'est le JY d'accéder à la Vérité nouménale. Autrement dit par une
transformation de la conscience, sorte de mue à l'issue de laquelle, tout en
restant soi-même, on n'est plus dupe de l'illusion complète dans laquelle on
considère le monde, les autres, sa
propre réalité d'être.
Le jnâna-yogi veut échapper à l'illusion qui nous fait
prendre les phénomènes (tout ce qui est perceptible, intelligible…) pour
l'essence même de la Réalité (vérité nouménale) dans laquelle ils prennent leur
source. En termes sâmkhiens on dira de façon un peu triviale que le jnânin ne
veut plus prendre Prakriti pour Purusha.
Cette illusion (la Mâyâ
de l'Advaïta Vedanta) concerne à
la fois le temps (kâla), l'espace (desha), la causalité (nimitta) qui ne sont que des mirages. Se
débarrasser de l'illusion permet alors d'accéder à la connaissance du Principe
originel de tout ce qui "est" – le reste n'étant qu'apparences. Ce
Principe, c'est Brahman, la seule
Réalité soumise à aucun changement. Nous avons, profondément ancré en nous, le
sentiment de vivre dans un monde fait de dualité : il y a moi et les autres,
moi et le monde, le bien et le mal, le juste et l'injuste, le plaisir et la
souffrance… Ce sentiment est dû à notre ignorance (avidyâ,
ajnâna). Il est pure illusion, tromperie, produit de l'imagination. Seul Brahman est réel (et Atman qui est Brahman en nous) le Soi, Cela. De ce point de vue, la
"connaissance" permet une sorte de "re-naissance" qui se
fait grâce à la dé-couverte de ce qui était déjà là, mais caché : "Celui qui voit que toute action est
faite en vérité par Prakriti, et que le Moi est le témoin inactif, il voit".
" Quand il perçoit l'existence
diversifiée des êtres demeurant dans l'Etre éternel unique et jaillissant de
Lui, alors il atteint au Brahman" (XIII, 30-31)
Cette
"connaissance" telle que vous la présentez est-elle nommée comme
telle dans la BG ?
Et comment ! Dès le ch. II, sloka 16, il est question des jnânî-bhakta, ceux qui sont "amoureux de la connaissance" et qui
"voient les vérités essentielles".
Notez bien : pas ceux qui "connaissent" intellectuellement ces
vérités mais ceux qui les "voient", donc qui les vivent par
l'expérience. Il ne s'agit pas là de ces vérités à prouver par le discours
argumentatif mais à expérimenter intérieurement[2].
Ce constat est réitéré et clairement formulé : "… les hommes de connaissance qui ont vu (non ceux qui savent seulement
par l'intelligence) les vrais principes des choses, t'instruiront"
(IV, 34). Cette vérité, disent les sages, est de l'ordre de l'évidence mais nos
doutes, nos peurs, notre ignorance donc, empêchent sa claire vision.
Nous reviendrons sur la notion d'ignorance. Poursuivons
notre lecture : "Parmi les vertueux
qui se tournent vers Moi (le Divin) il y a quatre sortes de bhakta : ceux qui
souffrent, ceux qui cherchent le bien dans le monde, ceux qui cherchent la
connaissance et ceux qui M'adorent avec la connaissance…" (VII, 16). "Parmi eux, celui-là est le meilleur
qui a la connaissance, qui est toujours en union constante avec le Divin…"
(VI, 17). "… beaucoup d'êtres
purifiés par l'austérité de la connaissance sont arrivés à Ma nature d'être"
(donc à la nature divine du Purushottama) (IV, 10). "Par elle (cette connaissance) tu
verras (encore ce verbe de perception)
toutes les existences sans exception dans le Moi, donc en Moi-même"
(IV, 35). "Je te dirai (…) la
connaissance essentielle, et avec elle la connaissance totale, telle que, quand
on la connaît, il n'est rien qui reste à connaître" (VII, 2).
Quelles sont les
conditions à remplir préalablement pour prétendre accéder à ce type de
connaissance – de "clair-voyance"?
La BG le dit très clairement : il faut d'abord être
convaincu jusqu'au plus intime de ses fibres : il faut avoir la foi. Comment
avoir la foi si on ne l'a pas, cela c'est un autre problème. Mais cet état de
certitude intérieure (de quasi évidence d'une réalité qu'aucun discours
rationnel ne peut exprimer ni transmettre) est primordial. A moins d'être
inconséquent, comment engager à la légère toute son existence dans la voie du
renoncement le plus exigeant qui soit si l'on ne croit pas à ce qu'on fait ni
aux raisons pour lesquelles on le fait ? Voici ce que dit la BG : "Le Bienheureux Seigneur va révéler une
vérité libératrice : la connaissance royale, le royal secret […]
c'est une pure et suprême lumière que l'on peut vérifier par l'expérience
spirituelle directe, c'est la connaissance juste et vraie, la loi même de
l'être. Elle est facile à mettre en pratique et impérissable. [Mais
il y faut la foi].
L'âme qui n'a pas la foi dans la vérité et la loi supérieures […]
devra retourner dans la voie de la vie mortelle ordinaire (sujette à la mort, à
l'erreur et au mal)." (IX, 2 et 3).
L'obstacle majeur est donc le doute : " L'ignorant sans foi, l'âme de doute, va à la perdition; ni ce
monde, ni le monde suprême, ni aucun bonheur n'est pour l'âme pleine de doutes"(IV,
40) "…ayant, par l'épée de la
connaissance, tranché ce doute qu'a soulevé ton ignorance et qui loge en ton
cœur, aie recours au yoga…" (IV, 42). Le doute – nécessaire dans le
domaine de la vie intellectuelle – s'avère être dans le domaine spirituel le
pire obstacle ("aucun bonheur n'est
pour l'âme pleine de doute" !). Krishna dit qu'il est dû à l'ignorance
: "La connaissance est enveloppée
d'ignorance; c'est pourquoi les créatures sont égarées" (V,15)
On peut supposer
que le terme d'"ignorance", comme celui de "connaissance"
dont il est l'antonyme, n'est pas à comprendre, lui non plus, sur le plan
intellectuel…
En effet, et de ce point de vue, un érudit, un spécialiste
des métaphysiques indiennes, un orientaliste très savant pourront être
complètement "ignorants" au sens où l'entend Krishna. L'ignorance
dont il est question est en fait
l'illusion dont nous parlions : nous avons la conviction que tout ce qui compte
pour nous sur cette terre c'est cela le "réel". Nous sommes des
prisonniers enfermés dans les limites étroites d'un cachot que nous avons
aménagé pour le rendre vaille que vaille supportable : l'habitude finit par
nous le faire paraître agréable. Ou bien nous avons tellement investi d'efforts
depuis des milliers d'années pour le rendre tel, que le voir comme un cachot
nous serait insupportable. Et puis la peur du changement, le traumatisme qui
consisterait à tout remettre en question, nous incitent à poursuivre notre vie
de prisonniers en la rendant aussi supportable que possible. Il y a bien le
bonheur… Mais tant pis pour le bonheur : le confort le remplacera…
D'où vient notre
incapacité à voir spontanément ce qui est ?
Cette illusion dans laquelle nous vivons vient de ce que
notre connaissance est affectée par les guna. Ce point un peu
"technique" fait l'objet du chapitre XVIII qui se réfère directement
au Sâmkhya. Arrêtons-nous-y un
instant.
La connaissance qui ne voit les choses que sous leur
aspect multiple, incapable de saisir l'unité, est dite rajasique.
Celle qui refuse de considérer la multiplicité et
s'enfonce dans la routine est la connaissance tamasique.
L'action d'un homme rajasique
est entreprise sous l'empire du désir, avec une volonté forte de triompher
et beaucoup d'énergie mise en jeu.
L'action d'un homme tamasique
est accomplie de façon aveugle, mollement, sous la pression des instincts,
sans mesure des conséquences pour autrui.
Le rajasique passe de l'enthousiasme à l'abattement; le
tamasique, obstiné, remet au lendemain, ne croit pas à grand chose…
On comprendra que chacun de ces deux types (avec les
mélanges possibles de tendances nuancées) conçoit l'existence d'une certaine
manière, en fonction de ce qu'il est, de ce qu'il désire. Aussi intelligent et
brillant soit-il, artiste, philosophe, astrophysicien ou président de la
république, chacun vit et pense dans l'erreur, dans l'ignorance. Un trait
essentiel de cette erreur est que chacun (rajasique ou tamasique) croit qu'il
est l'auteur de ses actes. C'est le grand aveuglement : "…celui qui – à cause d'une compréhension ignorante – regarde le
pur Moi comme l'auteur, en vérité celui-là, l'intelligence pervertie, ne voit
pas. Celui qui est délivré du sens de l'ego, dont l'intelligence n'est pas
affectée, il ne tue pas, même s'il tue ses hommes, ni n'est enchaîné."
(XVII, 16-17)
Reste le personnage du troisième type, le sattvique.
Sa connaissance lui permet de voir "un être impérissable unique en tout devenir,
un tout indivisible unique en toutes ces divisions" XVIII, 20).
Son action sera
"justement réglée, accomplie sans attraction ni répulsion"
(XVIII, 23). "Libre d'attachement,
libre d'égoïsme, plein de résolution ferme (impersonnelle) et d'une calme
rectitude de zèle, sans ivresse dans le succès, sans découragement dans l'échec"
(XVII, 26). C'est là le portrait de celui qui ne vit pas dans l'ignorance,
celui dont buddhi (intelligence
supérieure) détermine en lui la
pensée et le comportement justes. Mais il pourra aller encore au-delà, ainsi
que l'explique Shri Aurobindo : "La
culmination de l'intelligence sattvique est atteinte par une aspiration haute
et continue de la buddhi lorsqu'elle est établie sur ce qui dépasse la raison
ordinaire et la volonté mentale, dirigée vers les sommets, appliquée à une
ferme maîtrise des sens et de la vie, à une union par le yoga avec le Moi
suprême de l'homme, le Divin universel, l'Esprit transcendant. C'est alors, une
fois ce point atteint à travers le guna sattvique, que l'on peut passer au-delà
des gunas, monter au-delà des limitations du mental, de sa volonté et de son
intelligence, et que sattva lui-même disparaît en Cela qui est au-dessus des
gunas […]
Parvenus à ce sommet, nous pouvons laisser le Suprême guider la nature en les
éléments de notre être dans la libre spontanéité d'une action divine : car il
n'y a plus alors d'activité fausse ou confuse, plus d'éléments d'erreur ou
d'impuissance pour obscurcir ou déformer la perfection lumineuse de l'Esprit."
(La BG, p. 295)
Revenons aux
éléments qui risquent de compromettre cette quête de la vérité : à part le
doute, de quoi faut-il se méfier ?
De cet ennemi omniprésent qui gouverne souvent notre vie
physique, vitale ou affective, mentale ou intellectuelle, etc. et de son alliée
inséparable, tous deux formant un couple étroitement uni que dénonce la BG mais aussi beaucoup d'autres
textes. Ce couple infernal, "C'est
le désir et sa compagne la colère, enfants de rajas, qui souillent tout, qui
dévorent tout. Sache que c'est là le grand ennemi de l'âme [qu'il
faut abattre]" (III, 37). Chacun sait
combien nous sommes soumis aux attractions, répulsions, plaisirs, chagrins,
douleurs, frustrations, rancoeurs, amertume et tout le cortège des sentiments
qui nous tiraillent constamment et nous entraînent hors du chemin de
l'accomplissement. Le désir est un "feu
insatiable" (II, 39) qu'il convient d'éteindre par tous les moyens.
Extirpé, le désir fait place à la
"vérité calme, claire et lumineuse de l'esprit" (III, 41). Quant
à la colère, elle disparaît si le désir n'est plus.
Comment alors se
débarrasser de ces obstacles qui nous masquent la Réalité, Brahman ?
Les maîtres le disent et le redisent : par la pratique
constante d'une lucidité toujours en éveil, l'attention donc, et par cette
attitude consistant à se tourner constamment vers le Divin, comme l'aiguille
aimantée se tourne vers le nord. La connaissance intellectuelle de ce dont nous
parlons, bien que connaissance inférieure,
n'est pas à rejeter car elle aide à approcher une forme de compréhension
pouvant agir comme un tremplin vers ce qui sera ensuite la forme supérieure de
la connaissance. Celui qui a vraiment soif aura bien sûr plus de chance de
découvrir la source dont il a une connaissance livresque. Mais il est vrai
également que cette soif n'est pas toujours assez forte et qu'on se contente
des descriptions de la source. Cependant, "…ceux qui cherchent le non-manifesté indéfinissable, immuable,
omniprésent, impensable, tenant de soi son équilibre, immuable, constant,
ceux-là aussi, par la maîtrise de tous leurs sens, par l'égalité de leur
compréhension, par leur vision d'un Moi unique en toutes choses […]
ceux-là aussi arrivent à Moi." (XII, 3-4). Ils sont là, les moyens, dans cette attitude sur laquelle revient
Krishna : "Un esprit méditatif
tourné vers la solitude et qui s'écarte du vain bruit des foules et des
assemblées des hommes, une perception philosophique du vrai sens et des vastes
principes de l'existence, […]
l'amour de Dieu, l'adoration constante et profonde de la Présence universelle
et éternelle – telle est déclarée la connaissance"(XIII, 11-12).
L'ignorance qui est
à l'origine de notre emprisonnement doit être anéantie : par quels moyens ?
Il faut d'abord savoir qu'il n'y a pas de "truc"
ni de recette facile ! Un effort personnel intense est exigé. Shri Aurobindo
précise même que "Celui qui pratique
exclusivement le yoga de la connaissance s'impose une lutte constante contre
les exigences multiples de sa nature; il refuse même de satisfaire à ses
exigences les plus nobles…" (op. cité p. 219).
Deux voies sont habituellement proposées : celle de
l'affirmation par laquelle on fait entrer tout ce qui apparaît comme multiple
dans l'unité : Tat tvam Asi, tout est
Cela, tout est Brahman : cet objet,
cette personne, ce sentiment, cette idée…
La deuxième voie est celle de la négation et consiste à
travailler sur la conception que l'on a de soi-même : je ne suis pas ce corps,
pas ce sentiment, pas cette intelligence… L'ego finit ainsi par s'évanouir et
on arrive à la conscience de l'atman.
La difficulté est
déjà dans la compréhension de ce point de vue (j'aurai beau répéter "je ne
suis pas ma colère", si je ne "sens" pas réellement cela, à quoi
bon?) mais aussi dans sa pratique sans cesse réitérée, jusqu'à ce qu'elle
devienne une manière d'être – sans pour autant être une habitude, un
automatisme creux…
Râmakrishna disait que chaque siècle ne produisait qu'un
jnâna-yogi ! C'est qu' il ne s'agit pas de faire des phrases : il y a d'abord
le rejet effectif, vécu, de ce qui n'est pas du domaine de la quête, de
l'absolu; un renoncement aux attachements les plus subtils, non seulement
physiques, mais aussi psychiques, conscients et inconscients car tout
attachement est un obstacle. Et si je suis un jnâna-yogi à cent pour cent, je
ne compte que sur moi même : inutile donc d'invoquer l'aide du Ciel ! Le
Bienheureux le dit : "Pour ceux-là
qui se consacrent à la quête du Brahman non-manifesté, la difficulté est plus
grande; les âmes incarnées n'y peuvent atteindre que par une mortification
constante, une souffrance de tous les éléments réprimés, une peine austère et
une angoisse de la nature" (XII, 5). Ce à quoi ajoute Shri Aurobindo
qu'il ne faut pas pour autant croire que plus la difficulté de la voie choisie
est élevée, plus grande est son efficacité. Mais il est vrai qu'il s'agit là
d'une voie aussi efficace que les autres :
"Celui qui a la foi, qui a
compris et maîtrisé son mental et ses sens, qui a fixé tout son être conscient
sur la Réalité suprême, celui-là atteint la connaissance; et, ayant atteint la
connaissance, il va rapidement à la Paix suprême" (IV, 39).
Ce qui demeure certain, c'est qu'on ne progresse pas plus
en se faisant ignorant qu'en ne comptant que sur la compréhension
intellectuelle ! Certes, vouloir connaître l'absolu alors que notre
connaissance ne peut que porter sur le relatif, peut apparaître comme une
gageure. Swami Vivekânanda (in Jnâna-yoga,
A. Michel, p.402) répond pourtant ceci :
"Comment connaîtrons-nous le "Connaisseur" (= Brahman)? Le vedânta nous dit : "Nous sommes
Lui, mais nous ne pouvons jamais le connaître, parce qu'Il ne peut jamais
devenir l'objet de la connaissance" [...]
Nous pouvons néanmoins en avoir de temps à autres des aperçus. Une fois que le
mirage de ce monde aura été rompu, il pourra revenir encore, mais sans plus
avoir pour nous aucune réalité. Nous saurons que c'est un mirage. Or le but de
toutes les religions est d'arriver à ce que cache le mirage [...]
La première chose dont doit se débarrasser celui qui veut être un jnânin est la
crainte; c'est un de nos pires ennemis. Ensuite ne croyez à rien avant de
savoir [...]"
Nous verrons, en faisant la synthèse, comment se situe le
JY dans la BG. Pour l'instant nous terminerons sur une phrase de Krishna qui
semble donner beaucoup plus d'importance au JY qu'au karma-yoga : "Les œuvres [...]
sont bien inférieures au Yoga de l'intelligence; désire plutôt trouver refuge
dans l'intelligence; ce sont de pauvres âmes misérables, celles qui font du
fruit de leurs œuvres l'objet de leurs pensées et de leurs activités." (II,
49) Il suffit de bien lire : ce n'est pas là une critique du karma-yoga, mais
de l'attitude erronée d'un karma-yogi égaré ! Retenons-en une vérité importante
: notre intelligence ordinaire se mobilise souvent pour des buts sans intérêt
et auxquels nous conférons énormément d'importance (au point d'y attacher tout
notre bonheur ou tout notre malheur). Cette intelligence peut donc devenir un
instrument d'asservissement.
Réfléchissant à cette évidence, comment ne pas souhaiter
acquérir un peu de cette intelligence supérieure (buddhi) qui nous ramène à ce que nous sommes réellement : partie du
Moi unique ? Si cette intelligence nous maintient un peu dans cette conscience
nous ne pouvons que vivre de façon plus juste et nous sentir plus apaisés parce
plus libres – donc plus disponibles à l'essentiel et à autrui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire