Les aveugles et les voyants (Jean, 19: 35)
"Ieschoua dit alors : c'est
pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que voient ceux qui ne
voient pas, et que pour ceux qui voient soient aveuglés"
(L'Evangile de Jean, traduit par J.-Y. Leloup, Ed. Albin Michel)
Videre , "voir" en latin, a pour racine indoeuropéenne weid- dont le sens premier est
"connaître" - la notion de vue physique étant le deuxième.
Cela donne au texte une portée
immédiatement perceptible. Jésus n'est pas venu pour guérir les corps, il est
venu pour que ceux qui ne comprennent pas comprennent et pour que ceux qui
croient comprendre réalisent que la vraie compréhension est d'un ordre plus
subtil ; la compréhension intellectuelle, affective ou sensorielle n’est
pas rien ; mais elle n’est pas
tout.
Ieschoua, Jésus,
est donc celui qui dessille - doublement. Les aveugles qu'il guérit ouvrent
leurs yeux sur le monde physique mais aussi sur le monde plus intérieur du
spirituel. C'est comme si leurs yeux de chair, en captant la lumière du jour,
dévoilaient du même coup une réalité plus subtile que peut percevoir le
« regard du dedans ».
Ouvrir les yeux sur le monde
physique n'est de loin pas suffisant. Cela incite à s'arrêter aux apparences. Le monde n'offre au regard que
des surfaces et si le regard ne va pas au-delà, il demeure aveugle à tout ce
qui est du domaine de la profondeur, de l'invisible.
Si, comme le dit
le Renard de Saint-Exupéry l'essentiel est invisible aux yeux, les apparences
visibles sont non seulement superficielles mais aussi trompeuses. La soi disant
beauté des objets de consommation peut désorienter notre quête de vraie Beauté.
La beauté horizontale du paraître, peut également nous entraîner vers la
recherche exclusive des êtres séduisants (seducere
signifie "tromper"…) Si une relation amoureuse se borne à
l'échange de deux séductions fondées sur des critères d'ordre exclusivement
physique, quelle chance a-t-elle de survivre à l'âge? Sans nous en rendre
compte nous sommes bien souvent idolâtres : l'idole est en effet l'"eidôlon" c'est-à-dire "ce qui se voit"; l'image fantôme,
reflet de miroir sans profondeur que nous prenons pour la Réalité.
Juger de la valeur de quoi que ce
soit en s'arrêtant à l'apparence mène à l'égarement. Sur tous les plans.
Estimer que ma posture de yoga est juste parce qu'elle est esthétiquement
"belle" est une erreur. Elle sera juste si la posture intérieure,
invisible aux yeux, est en harmonie avec elle, si tout l'être participe à la
posture, le plus dense, comme le plus subtil.
Se rendre aveugle au visible,
c'est donc choisir la vision intérieure, retourner, convertir son regard. C'est
accepter la cécité au monde pour une plus grande clairvoyance de l'esprit.
Comment
devient-on aveugle au monde ? En le regardant beaucoup ? en se lassant d'être
sans cesse à la recherche de sa profondeur et d'être sans cesse renvoyé à sa
surface? Peut-être. Peut-être qu'à force d'avoir beaucoup vu d'enveloppes, de
voiles, de masques, de coquilles, d'armures parfois, nous pouvons en arriver à
souhaiter découvrir ce qui se cache derrière… Peut-être aussi qu'à force de
prendre des vessies pour des lanternes, des branches pour des serpents, des
mensonges pour des vérités, des escrocs pour des sages nous devenons plus
circonspects et cherchons à développer l'autre regard, celui qui franchit les
écrans.
Dès le onzième
siècle, le verbe "voir", qui signifiait aussi "comprendre",
avait, dans le contexte religieux, le sens de "pouvoir contempler
Dieu". Cet autre sens que prendraient ainsi les propos de Ieschoua ne
contredit pas les précédents mais les éclaire : Jésus peut ainsi faire
comprendre qu'il est venu afin que ceux qui ont le regard fermé au Divin
puissent Le contempler. Et que tous les adorateurs de faux dieux ("ceux
qui voient" = qui croient voir) soient plongés dans une nuit salvatrice -
salvatrice parce que nuit de crise, occasion offerte de retrouver la
"claire voyance", de pouvoir regarder non pas autre chose mais
autrement le monde réel, saisir en lui le Réel du monde; avoir le même regard
que Jean lorsqu'il affirme : "Nous
vous annonçons ce que nous avons contemplé… concernant la parole de vie; car la
vie a été manifestée, et nous l'avons vue" (Jean, 1, 1-3).
La contemplation
esthétique est peut-être le moyen laïc qui nous rapproche le plus de la
contemplation du Divin, à condition, bien sûr de "voir clair" dans
l'œuvre, d'exercer cette perspicacité qui permet de capter autre chose que le
doigt qui montre, de se rendre attentif à l'ombre portée de l'ici-bas, de la
suivre au-delà. Il n'est pas aisé de regarder le monde comme une icône. Dans L'Evangile de Marie (J.-Y. Leloup, éd.
A. Michel), on trouve ces paroles :"Comprenne
qui pourra. Que celui qui a des yeux pour voir regarde !"
Compréhension et vue sont ici explicitement réunies. C'est dire, redire, que la
compréhension ordinaire est limitée. C'est suggérer qu'il existe un autre mode
de connaissance, visionnaire celui-là. Le Divin n'est pas visible avec les yeux
de chair, ni avec les yeux de l'esprit, de la psyché, mais par le « nous »,
que les théologiens considèrent comme la
"fine pointe de l'âme".
Ce regard juste
est celui de Marie s'écriant : "Seigneur
je Te vois aujourd'hui dans cette apparition" (Marc, 10, 12-13). Il y
aurait là tout un développement à faire sur cette faculté d'aveuglement
volontaire à l'épais du monde en vue d'une lucidité permettant d'en capter la
substance lumineuse, sur cette capacité de dépassement par
l'"imaginal" de ce à quoi s'arrête notre myopie native.
Changeant de
culture mais non de sujet, nous dirigeant vers l'extrême de l'Orient, nous
serions amenés à évoquer la mâyâ de l'Advaïta Vedanta ou la prakriti du Samkhya. Le cosmos déploie
l'infinie variété des formes qui arrêtent notre regard et que notre
intelligence limitée, ignorante, prend pour la réalité. Non que ces formes soient
inexistantes comme il serait absurde de le prétendre, mais elles ne sont pas toute l'existence; sur le plan physique elles se limitent à ce que
nos cinq sens peuvent capter. Sur le plan intellectuel à ce que notre mental,
notre intelligence peut appréhender. Sur le plan affectif à ce que nos
sentiments peuvent éprouver. Sur le plan spirituel à ce que notre foi est
capable de croire.
"Etre
voyant", se faire voyant, c'est forcer notre regard à regarder plus avant,
refuser de faire halte à l'entrée de l'oasis, imaginant que nous sommes en son
milieu. Il s'agit de pousser plus loin malgré la fatigue ou la paresse; de
détourner le regard des petits ruissellements qui appellent notre soif; de nous
faire aveugles à la tentation de leur scintillement; en un mot de nous garder
disponibles pour le Lieu central. Au cœur de l'oasis il y a la source, sa fraîcheur, sa
limpidité, sa lumière. Souhaitons que Ieschoua ou tout autre Voyant nous
aveugle ! C'est la condition indispensable à l'exercice d'un regard juste, le
seul qui soit véritablement libérateur.
Sur un plan plus affectif, voir
vraiment c'est regarder autrui et, pour cela, inévitablement, détourner les
yeux de soi-même. Nos propres intérêts, nos préoccupations, projets,
inquiétudes, etc. dressent autour de nous des murs d'obscurité et nous rendent
aveugles aux autres. Si nous avons quitté l'état d'enfance, intrinsèquement
égoïste, nous sommes capables de nous oublier passagèrement pour nous rendre
attentif à autrui. Mon regard, disponible, saisit alors ce que l'autre essaie
de me montrer et qui restait invisible parce que je ne regardais pas vraiment.
L'amour
vrai (celui qui s'oublie comme tel) est le contraire de l'amour aveugle : il
est amour voyant. Il rend clairvoyant en ce qu'il traverse les apparences et
capte ce qui, au-delà, ne peut être que digne d'être aimé. L'amoureux fasciné
par sa "belle" qui, à plus d'un point de vue, n'est pas
si admirable que cela, est peut-être dans le vrai au moins en ce que la beauté
qui le fascine (et qu'il est le seul à percevoir) est inhérente à toute
créature : par essence toute vie est digne de fasciner même si,
transitoirement, donc prise à tel ou tel moment de son évolution, il lui reste
beaucoup à accomplir pour retrouver son origine lumineuse… L'amour aurait alors
ce pouvoir : rendre notre regard extralucide, le faire aller droit à l'essence
de l'être – au moins dans les premiers temps de sa découverte…
G D
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