Rencontre sur le Mékong

jeudi 17 janvier 2013

DES PAROLES CONVERGENTES - un régal pour l'esprit



LIRE TEILHARD DE CHARDIN À LA LUMIÈRE DU YOGA


"Au Ciel, par l'achèvement de la Terre…"

Forcer un rapprochement entre les croyances d'un fervent catholique et les préceptes fondamentaux du yoga est risqué, voire malhonnête. Pourtant, il arrive qu'une grande proximité s'établisse sans qu'on n'ait rien à forcer... 

Ayant la réputation d'être un auteur difficile, le Père Teilhard de Chardin, né en 1881, était jésuite, professeur de physique mais se spécialisa surtout en géologie et en paléontologie. Docteur ès Sciences naturelles, il fut envoyé en Chine et, pendant plus de vingt ans, s'intéressa à l'Asie. Il participa à plusieurs expéditions scientifiques dont une en Inde, en 1935. Professeur au Collège de France, il passa les dernières années de sa vie à New-York, continua ses recherches sur la préhistoire (voyages en Afrique du Sud). Il mourut en 1955. Sommité reconnue universellement, membre des plus éminentes sociétés scientifiques internationales, il a ouvert des perspectives décisives concernant notre vision du monde et de son devenir.
Bien que grand scientifique, il n'a pas pour autant évacué le problème du Divin. Face à ce problème - celui de l'existence de Dieu -, il existe trois possibilités de résolution : soit éliminer Dieu (ce que font les athées), soit éliminer le monde (ce que peut sembler faire une forme de l'hindouisme - l'Advaïta Vedanta par exemple), soit enfin découvrir entre Dieu et le monde un rapport harmonieux, chacun gardant sa totale réalité. C'est ce choix que fit Teilhard de Chardin. Tenté d'abord par une forme de panthéisme, il réaffirma bientôt sa foi en un Dieu personnel. C'est dire qu'il serait faux de voir en lui un adepte plus ou moins conscient d'une autre religion que la religion catholique. Il n'y a pas de similitude apparente entre sa démarche et celle, par exemple du Père Le Saux.
Alors pourquoi évoquer ce personnage ici ?
Tout simplement parce qu'il n'y a pas de différence entre un catholique (on pourrait choisir une autre religion, évidemment) qui est allé au-delà de la croyance dogmatique, sans pour autant la rejeter, et un autre croyant ou pratiquant capable lui aussi de dépasser la "lettre" pour saisir l'"esprit". A une certaine altitude les divergences s'estompent et laissent place au visage de la Vérité appréhendée - entrevue - dans ce qu'elle a d'essentiel et d'immuable.  Les mystiques se rejoignent, on le sait, et cela semble plutôt rassurant, même si les églises, et pas forcément toujours à tort, s'en méfient quelque peu…  
Il ne s'agit pas ici d'insinuer que les religions, même dans leurs spécificités, sont inutiles : non intégristes, elles sont autant de voies qu'il convient sans doute de suivre ne serait-ce que parce qu'elles sont culturellement adaptées à leurs adeptes et qu'elles offrent des repères, des balises permettant d'aller vers un point central, un "lieu" de convergence commun. Cela parce que toutes, malgré des différences parfois profondes qu'il ne convient pas de nier,  portent en elles les… ailes pouvant permettre de décoller vers ce Lieu capital.
Ne cherchons donc pas à faire de Teilhard de Chardin un yogi malgré lui ! Ce serait ridicule. Contentons-nous de relever dans certaines de ses pensées ou de ses analyses un substrat qui sera familier aux lecteurs des Upanishad ou autres textes fondateurs de l'Hindouisme (ainsi, certaines pensées ne peuvent pas ne pas nous faire songer à Shrî Aurobindo). Ni démarche de récupération ni acte de prosélytisme, cette lecture pourra être l'occasion d'enrichir notre réflexion personnelle et de nous ouvrir à une dimension propre au catholicisme lorsqu'on le perçoit à cette altitude suffisante qui permet d'en gommer les travers - ou ce que notre propre manque d'objectivité nous fait prendre pour tels.
Nous livrons au lecteur un ensemble d'extraits tirés d'un ouvrage de Teilhard de Chardin : Être plus, édité au Seuil en 1968. Le danger est que, sortie de son contexte, une phrase signifie ce qu'on veut qu'elle signifie. C'est pourquoi nous avons choisi, le plus honnêtement possible des phrases qui nous ont semblé dépourvues d'ambiguïté. Il n'empêche qu'il convient de ne pas perdre de vue (ce serait parfois difficile !) que c'est un chrétien qui les a écrites et qu'elles renvoient forcément à un contexte donc à un sens qui n'est pas celui de l'hindouisme ! Notre but n'est pas exégètique. Il est simplement de rencontrer un être dont la pensée ne peut qu'entrer en harmonie avec ce que nous avons appris et  compris  du yoga et de la spiritualité qui le sous-tend. 
Pour la commodité et la cohérence de la lecture nous avons opéré un classement des extraits (malheureusement non référencés : j'avais picorés ici et là dans l'oeuvre de ce grand penseur sans relever les références... Honte à moi - mais j'étais jeune !) en les regroupant sous des thèmes concernant aussi le yoga. Cela permet de mettre en évidence sinon des similitudes, du moins des rapprochements toujours lumineux et stimulants pour la réflexion !

*  *  *
Agir :
" Le plus grand sacrifice que nous puissions faire, la plus grande victoire que nous puissions remporter sur nous-mêmes, c'est de surmonter l'inertie, la tendance au moindre effort."
"Quand tu souffres et travailles, tu ne fais que joindre ton petit effort à Celui qui est l'âme de toute la Création."
"Il existe un plus-être, un mieux-être absolus qui se nomment progrès dans la conscience, la liberté et la moralité ; et ces degrés supérieurs d'existence se gravissent par la concentration, l'épuration, le plus grand effort."
"Il ne sert à rien de lire des yeux ces pages ou d'autres semblables écrites depuis deux mille ans. Celui qui, sans mettre la main à la charrue, pensera les avoir comprises, est dans l'illusion. - Il faut essayer,"
"Pour atteindre la zone lumineuse, solide, absolue du Monde, il ne s'agit pas d'aller vers le plus profond en dessous ou le plus lointain en arrière, mais vers le plus intérieur dans l'âme, et le plus nouveau dans le futur."
"Notre devoir d'Homme est d'agir comme si les limites de notre puissance n'existaient pas."
"Plus j'avance dans la vie, plus je sens que le vrai repos consiste à "se renoncer" à soi-même, c'est-à-dire à admettre résolument que cela n'a aucune importance d'être "heureux" ou "malheureux". Réussite ou satisfaction ne méritent pas qu'on s'y arrête. Seule vaut l'action fidèle, pour le monde, en Dieu."
Vivre juste, dans l'instant
"… laisse tomber tout regret inutile pour le passé et toute inquiétude vague sur l'avenir. Préoccupe-toi seulement d'être obéissante à Dieu, à mesure, au jour le jour, suivant que se manifeste sa volonté."
"Ne vous perdez pas en vaines perquisitions intérieures sur ce que vous pouvez bien valoir. Mais dites-vous, catégoriquement, que, pour la réussite de l'œuvre immense de la Création, Dieu n'a besoin que d'une chose : c'est  que vous fassiez de votre mieux. Dès lors que vous donnez ce dont vous êtes capable vous êtes, au maximum, unie à l'Action créatrice […] Une seule chose importe dans l'existence (pour que votre vie soit pleine), tenir exactement la place, voulue de Dieu, qui est marquée, à chaque instant, par l'équilibre s'établissant entre notre effort (pour réussir et nous développer) et la résistance des choses (qui nous limitent). Le plus humble effort, accompli avec cette conscience aimante d'agir (physiquement) in Christo, a (c'est la foi fondamentale d'un chrétien) un retentissement, sur les vraies fibres du Monde, qu'aucun ébranlement purement "humain" ne pourrait produire."
"La meilleure façon de faire triompher une attitude, c'est de la vivre le plus fidèlement possible."
"A proprement parler, il n'y a donc pas de choses sacrées ou profanes, pures ou impures. Il y a seulement un sens bon et un sens mauvais : le sens du plus grand effort spirituel et le sens de l'égoïsme rétrécissant, de la jouissance matérialisante."
"Exercez-vous à voir large, net et simple. Et allez tout droit, paisiblement - sans vous inquiéter de ce qui se dit."
"L'essentiel n'est pas de faire du bien, mais de tenir la place, même inférieure, voulue par Dieu."
Agir avec en communion avec autrui
"Notre effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec celui de tous les autres hommes."
"L'individu est lié à l'ensemble - il s'y prolonge : il ne peut donc opérer entièrement la transposition de son activité à lui que si l'ensemble se retourne, lui aussi, dans le même sens. Or les ensembles remuent lentement. Longtemps encore, dès lors, les gens qui vous ressemblent devront se résigner à vivre en partie paralysés et incompris."
 "Les uns disent "attendons patiemment que le Christ revienne". Les autres "achevons plutôt de construire la Terre". Et les troisièmes pensent : "pour hâter la Parousie, achevons de faire l'Homme sur terre."
La confiance
"Il n'est pas essentiel que nous comprenions absolument, distinctement notre vie pour qu'elle soit belle et réussie. Souvent une existence est féconde par le côté qu'on serait porté à dédaigner."
"Ce qui nous colle à la terre ce sont la peur et les défense qu'on nous fait de voler."
Le dépassement de l'ego
"Comme si la meilleure attitude du serviteur attendant le Maître n'était pas la dévotion au premier de ses devoirs humains : y voir clair en soi et autour de soi ?"
"Ce qui fait la valeur et le bonheur de l'existence, c'est de passer dans un plus grand que soi. La vie nous demande de vivre c'est-à-dire de penser et de sentir à une échelle plus qu'individuelle."
"Pour être pleinement soi et vivant, l'Homme doit : se centrer sur soi ; se décentrer sur l'autre ; se surcentrer sur un plus grand que soi."
"Après s'être remplie de l'Univers et de soi-même, l'âme se sent prise un jour (non par déception, mais par développement logique de son effort) d'un grand besoin de mourir à elle-même et de se dépasser. C'est la deuxième phase de sa formation, celle du détachement ou de l'émersion du monde, qui va commencer […] Pour la créature dominée par Jésus, le moment est venu où "il faut que lui croisse et que, moi, je diminue" - Jean III, 30 - […] Le Christ vide l'homme de son égoïsme et lui prend son cœur - heure douloureuse pour la nature inférieure, livrée aux forces diminuantes de ce Monde, mais heure délicieuse pour l'homme éclairé par la Foi, qui se sent évincer de lui-même, et mourir, par la force d'une Communion."
La transformation
"Encore et encore, il faut se surpasser, s'arracher à soi-même, laisser à chaque instant derrière soi les ébauches les plus aimées."
"L'âge des nations est passé. Il s'agit maintenant pour nous, si nous ne voulons pas périr, de secouer les anciens préjugés, et de construire la Terre."
"Dieu n'est atteingible qu'au-delà de la possession du Monde, non point par une négation, mais par une sorte de retournement des choses visibles."
"Il semblait jadis n'y avoir que deux attitudes géométriquement possibles pour l'homme : aimer le Ciel ou aimer la Terre. Voici que dans l'espace nouveau une troisième voie se découvre : aller au Ciel à travers la Terre."
"Avant de s'occuper des autres (pour pouvoir s'occuper des autres) le fidèle doit assurer sa sanctification personnelle, non par égoïsme, mais avec cette large et forte conscience que, pour une part infinitésimale et incommunicable, nous avons chacun le Monde entier à diviniser."
Evolution - Involution
"Plus l'humanité se raffine et se complique, plus les chances de désordre se multiplient et leur gravité s'accentue ; car on n'élève pas de montagne sans creuser des abîmes, et toute énergie est également puissante pour le bien et pour le mal […] La vérité sur notre attitude en ce monde, c'est que nous sommes en croix."
"Serrés entre eux par l'éveil d'une force commune et le sentiment d'une angoisse commune, les Hommes de l'avenir ne formeront plus, en quelque manière, qu'une seule conscience […] adulte, majeure."
"La crise actuelle est une crise spirituelle. L'Humanité présente hésite et souffre, au comble de sa puissance, parce qu'elle n'a pas défini son pôle spirituel. Elle manque de Religion."
"L'idée d'un éveil possible de nos consciences à quelque super-conscience s'affirme chaque jour comme scientifiquement mieux fondée en expérience."
"Autour de nous, un certain pessimisme s'en va répétant que notre monde sombre dans l'athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que ce dont il souffre c'est de théisme insatisfait ? Etes-vous bien sûr que ce qu'ils rejettent ce n'est pas simplement l'image d'un Dieu trop petit pour alimenter en nous cet intérêt se survivre (à quoi se ramène en fin de compte le désir d'adorer) ?"
L'amour
"L'amour charnel de réussit pas parce que le principe auquel il se confie, la matière, n'est pas un principe de contact mais de séparation […] Plus donc on cherche à se rejoindre sur une sphère intérieure, plus on s'écarte les uns des autres […] L'amour qui tend à la spiritualisation mutuelle des amants, l'amour qui les fait moins s'atteindre directement que converger ensemble vers le même Centre divin, voilà l'amour indéfiniment progressif et rajeuni au sein duquel les êtres construisent peu à peu leur unité."
"Le monde fera explosion s'il n'apprend à aimer."
L'élargissement de la conscience
"En plus de la communion avec  Dieu et de la communion avec la Terre, y a-t-il  la communion avec Dieu par la Terre - celle-ci devenant comme une grande hostie ou Dieu se tiendrait pour nous ?"
"Il faut, s'il veut s'égaler à lui-même, que l'homme s'éveille à la conscience de ses infinis prolongements, à leurs devoirs, à leur ivresse. Il faut que (rejetant toutes les illusions d'un individualisme étroit), il élargisse son cœur à la mesure de l'Univers."
"C'est par la logique même de son développement que l'Homme est amené, je crois, au désir de passer dans un plus grand que soi. Et c'est en cela précisément que gît la puissance spirituelle de la matière - Pour se fendre et s'ouvrir, il faut que le fruit soit mûr."
"Si l'homme ne reconnaît pas la véritable nature, le véritable objet de son amour, c'est le désordre irrémédiable et profond. Acharné à assouvir sur une chose trop petite une passion qui s'adresse à Tout, il cherchera forcément à combler, par la matérialité ou la multiplicité toujours accrues de ses expériences, un déséquilibre fondamental."
"Méfiez-vous de tout ce qui isole, et de tout ce qui rejette, et de tout ce qui sépare. Chacun dans votre ligne pensez et agissez "universel" c'est-à-dire "total". Et demain, peut-être, avec surprise, vous découvrirez que rien ne vous oppose, et que vous pouvez vous aimer."
"Au Ciel, par l'achèvement de la Terre…"
                                                                                              GD
                

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