LIRE TEILHARD DE CHARDIN À LA LUMIÈRE DU YOGA
"Au Ciel, par l'achèvement de la
Terre…"
Ayant la
réputation d'être un auteur difficile, le Père Teilhard de Chardin, né en 1881,
était jésuite, professeur de physique mais se spécialisa surtout en géologie et
en paléontologie. Docteur ès Sciences naturelles, il fut envoyé en Chine et,
pendant plus de vingt ans, s'intéressa à l'Asie. Il participa à plusieurs
expéditions scientifiques dont une en Inde, en 1935. Professeur au Collège de
France, il passa les dernières années de sa vie à New-York, continua ses
recherches sur la préhistoire (voyages en Afrique du Sud). Il mourut en 1955.
Sommité reconnue universellement, membre des plus éminentes sociétés
scientifiques internationales, il a ouvert des perspectives décisives
concernant notre vision du monde et de son devenir.
Bien que grand
scientifique, il n'a pas pour autant évacué le problème du Divin. Face à ce
problème - celui de l'existence de Dieu -, il existe trois possibilités de
résolution : soit éliminer Dieu (ce que font les athées), soit éliminer le
monde (ce que peut sembler faire une forme de l'hindouisme - l'Advaïta Vedanta
par exemple), soit enfin découvrir entre Dieu et le monde un rapport
harmonieux, chacun gardant sa totale réalité. C'est ce choix que fit Teilhard
de Chardin. Tenté d'abord par une forme de panthéisme, il réaffirma bientôt sa
foi en un Dieu personnel. C'est dire qu'il serait faux de voir en lui un adepte
plus ou moins conscient d'une autre religion que la religion catholique. Il n'y
a pas de similitude apparente entre sa démarche et celle, par exemple du Père
Le Saux.
Alors pourquoi
évoquer ce personnage ici ?
Tout simplement
parce qu'il n'y a pas de différence entre un catholique (on pourrait choisir
une autre religion, évidemment) qui est allé au-delà de la croyance dogmatique,
sans pour autant la rejeter, et un autre croyant ou pratiquant capable lui
aussi de dépasser la "lettre" pour saisir l'"esprit". A une
certaine altitude les divergences s'estompent et laissent place au visage de la
Vérité appréhendée - entrevue - dans ce qu'elle a d'essentiel et
d'immuable. Les mystiques se rejoignent,
on le sait, et cela semble plutôt rassurant, même si les églises, et pas forcément
toujours à tort, s'en méfient quelque peu…
Il ne s'agit pas
ici d'insinuer que les religions, même dans leurs spécificités, sont inutiles :
non intégristes, elles sont autant de voies qu'il convient sans doute de suivre
ne serait-ce que parce qu'elles sont culturellement adaptées à leurs adeptes et
qu'elles offrent des repères, des balises permettant d'aller vers un point
central, un "lieu" de convergence commun. Cela parce que toutes,
malgré des différences parfois profondes qu'il ne convient pas de nier, portent en elles les… ailes pouvant permettre de décoller vers ce Lieu capital.
Ne cherchons
donc pas à faire de Teilhard de Chardin un yogi malgré lui ! Ce serait
ridicule. Contentons-nous de relever dans certaines de ses pensées ou de ses
analyses un substrat qui sera familier aux lecteurs des Upanishad ou autres
textes fondateurs de l'Hindouisme (ainsi, certaines pensées ne peuvent pas ne
pas nous faire songer à Shrî Aurobindo). Ni démarche de récupération ni acte de
prosélytisme, cette
lecture pourra être l'occasion d'enrichir notre réflexion personnelle et de
nous ouvrir à une dimension propre au catholicisme lorsqu'on le perçoit à cette
altitude suffisante qui permet d'en gommer les travers - ou ce que notre propre
manque d'objectivité nous fait prendre pour tels.
Nous livrons au
lecteur un ensemble d'extraits tirés d'un ouvrage de Teilhard de Chardin : Être plus, édité au Seuil en 1968. Le
danger est que, sortie de son contexte, une phrase signifie ce qu'on veut
qu'elle signifie. C'est pourquoi nous avons choisi, le plus honnêtement
possible des phrases qui nous ont semblé dépourvues d'ambiguïté. Il n'empêche
qu'il convient de ne pas perdre de vue (ce serait parfois difficile !) que
c'est un chrétien qui les a écrites et qu'elles renvoient forcément à un
contexte donc à un sens qui n'est pas celui de l'hindouisme ! Notre but n'est
pas exégètique. Il est simplement de rencontrer un être dont la pensée ne peut
qu'entrer en harmonie avec ce que nous avons appris et compris
du yoga et de la spiritualité qui le sous-tend.
Pour la
commodité et la cohérence de la lecture nous avons opéré un classement des
extraits (malheureusement non référencés : j'avais picorés ici et là dans l'oeuvre de ce grand penseur sans relever les références... Honte à moi - mais j'étais jeune !) en les regroupant sous des thèmes concernant aussi le yoga. Cela
permet de mettre en évidence sinon des similitudes, du moins des rapprochements
toujours lumineux et stimulants pour la réflexion !
* * *
Agir :
" Le plus
grand sacrifice que nous puissions faire, la plus grande victoire que nous
puissions remporter sur nous-mêmes, c'est de surmonter l'inertie, la tendance
au moindre effort."
"Quand tu
souffres et travailles, tu ne fais que joindre ton petit effort à Celui qui est
l'âme de toute la Création."
"Il existe
un plus-être, un mieux-être absolus qui se nomment progrès dans la conscience,
la liberté et la moralité ; et ces degrés supérieurs d'existence se gravissent
par la concentration, l'épuration, le plus grand effort."
"Il ne sert
à rien de lire des yeux ces pages ou d'autres semblables écrites depuis deux
mille ans. Celui qui, sans mettre la main à la charrue, pensera les avoir
comprises, est dans l'illusion. - Il faut essayer,"
"Pour
atteindre la zone lumineuse, solide, absolue du Monde, il ne s'agit pas d'aller
vers le plus profond en dessous ou le plus lointain en arrière, mais vers le
plus intérieur dans l'âme, et le plus nouveau dans le futur."
"Notre
devoir d'Homme est d'agir comme si les limites de notre puissance n'existaient
pas."
"Plus
j'avance dans la vie, plus je sens que le vrai repos consiste à "se
renoncer" à soi-même, c'est-à-dire à admettre résolument que cela n'a
aucune importance d'être "heureux" ou "malheureux".
Réussite ou satisfaction ne méritent pas qu'on s'y arrête. Seule vaut l'action
fidèle, pour le monde, en Dieu."
Vivre juste, dans l'instant
"… laisse
tomber tout regret inutile pour le passé et toute inquiétude vague sur
l'avenir. Préoccupe-toi seulement d'être obéissante à Dieu, à mesure, au jour
le jour, suivant que se manifeste sa volonté."
"Ne vous
perdez pas en vaines perquisitions intérieures sur ce que vous pouvez bien
valoir. Mais dites-vous, catégoriquement, que, pour la réussite de l'œuvre
immense de la Création, Dieu n'a besoin que d'une chose : c'est que vous fassiez de votre mieux. Dès lors que
vous donnez ce dont vous êtes capable vous êtes, au maximum, unie à l'Action créatrice […] Une seule chose importe
dans l'existence (pour que votre vie soit pleine), tenir exactement la place,
voulue de Dieu, qui est marquée, à chaque instant, par l'équilibre
s'établissant entre notre effort (pour réussir et nous développer) et la
résistance des choses (qui nous limitent). Le plus humble effort, accompli avec
cette conscience aimante d'agir (physiquement) in Christo, a (c'est la foi
fondamentale d'un chrétien) un retentissement, sur les vraies fibres du Monde,
qu'aucun ébranlement purement "humain" ne pourrait produire."
"La
meilleure façon de faire triompher une attitude, c'est de la vivre le plus
fidèlement possible."
"A
proprement parler, il n'y a donc pas de choses sacrées ou profanes, pures ou
impures. Il y a seulement un sens bon et un sens mauvais : le sens du plus
grand effort spirituel et le sens de l'égoïsme rétrécissant, de la jouissance
matérialisante."
"Exercez-vous
à voir large, net et simple. Et allez tout droit, paisiblement - sans vous
inquiéter de ce qui se dit."
"L'essentiel
n'est pas de faire du bien, mais de tenir la place, même inférieure, voulue par
Dieu."
Agir avec en communion avec autrui
"Notre
effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec
celui de tous les autres hommes."
"L'individu
est lié à l'ensemble - il s'y prolonge : il ne peut donc opérer entièrement la
transposition de son activité à lui que si l'ensemble se retourne, lui aussi,
dans le même sens. Or les ensembles remuent lentement. Longtemps encore, dès
lors, les gens qui vous ressemblent devront se résigner à vivre en partie
paralysés et incompris."
"Les uns disent "attendons
patiemment que le Christ revienne". Les autres "achevons plutôt de
construire la Terre". Et les troisièmes pensent : "pour hâter la
Parousie, achevons de faire l'Homme sur terre."
La confiance
"Il n'est
pas essentiel que nous comprenions absolument, distinctement notre vie pour
qu'elle soit belle et réussie. Souvent une existence est féconde par le côté
qu'on serait porté à dédaigner."
"Ce qui
nous colle à la terre ce sont la peur et les défense qu'on nous fait de
voler."
Le dépassement de l'ego
"Comme si
la meilleure attitude du serviteur attendant le Maître n'était pas la dévotion
au premier de ses devoirs humains : y voir clair en soi et autour de soi
?"
"Ce qui
fait la valeur et le bonheur de l'existence, c'est de passer dans un plus grand
que soi. La vie nous demande de vivre c'est-à-dire de penser et de sentir à une
échelle plus qu'individuelle."
"Pour être
pleinement soi et vivant, l'Homme doit : se centrer sur soi ; se décentrer sur
l'autre ; se surcentrer sur un plus grand que soi."
"Après
s'être remplie de l'Univers et de soi-même, l'âme se sent prise un jour (non
par déception, mais par développement logique de son effort) d'un grand besoin
de mourir à elle-même et de se dépasser. C'est la deuxième phase de sa
formation, celle du détachement ou de l'émersion du monde, qui va commencer […]
Pour la créature dominée par Jésus, le moment est venu où "il faut que lui
croisse et que, moi, je diminue" - Jean III, 30 - […] Le Christ vide
l'homme de son égoïsme et lui prend son cœur - heure douloureuse pour la nature
inférieure, livrée aux forces diminuantes de ce Monde, mais heure délicieuse
pour l'homme éclairé par la Foi, qui se sent évincer de lui-même, et mourir,
par la force d'une Communion."
La transformation
"Encore et
encore, il faut se surpasser, s'arracher à soi-même, laisser à chaque instant
derrière soi les ébauches les plus aimées."
"L'âge des
nations est passé. Il s'agit maintenant pour nous, si nous ne voulons pas
périr, de secouer les anciens préjugés, et de construire la Terre."
"Dieu n'est
atteingible qu'au-delà de la possession du Monde, non point par une négation,
mais par une sorte de retournement des choses visibles."
"Il
semblait jadis n'y avoir que deux attitudes géométriquement possibles pour
l'homme : aimer le Ciel ou aimer la Terre. Voici que dans l'espace nouveau une
troisième voie se découvre : aller au Ciel à travers la Terre."
"Avant de
s'occuper des autres (pour pouvoir s'occuper des autres) le fidèle doit assurer
sa sanctification personnelle, non par égoïsme, mais avec cette large et forte
conscience que, pour une part infinitésimale et incommunicable, nous avons
chacun le Monde entier à diviniser."
Evolution - Involution
"Plus
l'humanité se raffine et se complique, plus les chances de désordre se
multiplient et leur gravité s'accentue ; car on n'élève pas de montagne sans
creuser des abîmes, et toute énergie est également puissante pour le bien et
pour le mal […] La vérité sur notre attitude en ce monde, c'est que nous sommes
en croix."
"Serrés
entre eux par l'éveil d'une force commune et le sentiment d'une angoisse
commune, les Hommes de l'avenir ne formeront plus, en quelque manière, qu'une
seule conscience […] adulte, majeure."
"La crise
actuelle est une crise spirituelle. L'Humanité présente hésite et souffre, au
comble de sa puissance, parce qu'elle n'a pas défini son pôle spirituel. Elle
manque de Religion."
"L'idée
d'un éveil possible de nos consciences à quelque super-conscience s'affirme chaque
jour comme scientifiquement mieux fondée en expérience."
"Autour de
nous, un certain pessimisme s'en va répétant que notre monde sombre dans
l'athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que ce dont il souffre c'est de
théisme insatisfait ? Etes-vous bien sûr que ce qu'ils rejettent ce n'est pas
simplement l'image d'un Dieu trop petit pour alimenter en nous cet intérêt se
survivre (à quoi se ramène en fin de compte le désir d'adorer) ?"
L'amour
"L'amour
charnel de réussit pas parce que le principe auquel il se confie, la matière,
n'est pas un principe de contact mais de séparation […] Plus donc on cherche à
se rejoindre sur une sphère intérieure, plus on s'écarte les uns des autres […]
L'amour qui tend à la spiritualisation mutuelle des amants, l'amour qui les
fait moins s'atteindre directement que converger ensemble vers le même Centre
divin, voilà l'amour indéfiniment progressif et rajeuni au sein duquel les
êtres construisent peu à peu leur unité."
"Le monde
fera explosion s'il n'apprend à aimer."
L'élargissement de la conscience
"En plus de
la communion avec Dieu et de la
communion avec la Terre, y a-t-il la
communion avec Dieu par la Terre - celle-ci devenant comme une grande hostie ou
Dieu se tiendrait pour nous ?"
"Il faut,
s'il veut s'égaler à lui-même, que l'homme s'éveille à la conscience de ses
infinis prolongements, à leurs devoirs, à leur ivresse. Il faut que (rejetant
toutes les illusions d'un individualisme étroit), il élargisse son cœur à la
mesure de l'Univers."
"C'est par
la logique même de son développement que l'Homme est amené, je crois, au désir
de passer dans un plus grand que soi. Et c'est en cela précisément que gît la
puissance spirituelle de la matière - Pour se fendre et s'ouvrir, il faut que
le fruit soit mûr."
"Si l'homme
ne reconnaît pas la véritable nature, le véritable objet de son amour, c'est le
désordre irrémédiable et profond. Acharné à assouvir sur une chose trop petite
une passion qui s'adresse à Tout, il cherchera forcément à combler, par la
matérialité ou la multiplicité toujours accrues de ses expériences, un
déséquilibre fondamental."
"Méfiez-vous
de tout ce qui isole, et de tout ce qui rejette, et de tout ce qui sépare.
Chacun dans votre ligne pensez et agissez "universel" c'est-à-dire
"total". Et demain, peut-être, avec surprise, vous découvrirez que
rien ne vous oppose, et que vous pouvez vous aimer."
"Au Ciel,
par l'achèvement de la Terre…"
GD
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire