DES VERTUS DE L'IGNORANCE…
Les paraboles du Bouddha sont
bien connues. J'ai choisi celle où il raconte l'hypothétique réponse qu'il
adresserait à un homme lui déclarant qu'il ne mènerait jamais une existence
sainte aussi longtemps que le Maître ne lui aurait pas expliqué si le monde est
éternel ou non, si un sage existe ou non après la mort, et si et si…
Le Bouddha compare cette
situation à celle d'un homme qui, blessé par une flèche fortement empoisonnée,
refuserait de se faire soigner par le médecin qu'on est allé quérir. Cet imbécile
(comment l'appeler autrement ?) demande d'abord qui l'a blessé, à quoi
ressemble cet agresseur, d'où il vient, avec quel type d'arc il a tiré sur lui,
de quel bois est fait cet arc, comment il est décoré, de quelle forme est la
flèche, etc. etc. Et le Bouddha de conclure que cet homme serait mort bien
avant d'obtenir les réponses désirées…
La lecture de cette parabole
est aisée. Le bouddha en précise cependant la portée, déclarant que la "vie
sainte […] ne dépend pas de l'opinion qu'on a de l'éternité du monde ou de sa
non-éternité", non plus que de toutes les questions d'ordre métaphysique
qui, bien souvent, nous absorbent. Ce qui importe c'est que souffrance,
vieillesse et mort sont choses inévitables… Le Bouddha est clair : il a
expliqué la douleur, dit-il, son origine et la manière de la vaincre. Considérer
tout le reste ne permet en rien d'accéder à la vraie connaissance - celle qui
procure la sérénité, l'illumination, le nirvâna[1].
Le Bouddha nous
demande-t-il d'être ignorants ? Certes non – bien au contraire ! Son programme
d'introspection exige une quête incessante de la Vérité. Non pas de ces vérités
extérieures auxquelles notre intelligence limitée ne peut avoir accès, mais de
notre Vérité personnelle, celle qui constitue le fonds même de notre nature.
Cette recherche qui a pour objet notre essence n'est pas plus aisée que celle
qui se tourne vers la périphérie. Mais elle est de l'ordre du possible.
Pourquoi alors chercher ailleurs qu'en soi puisque là se trouve l'essentiel ?
Pourquoi écrire – ou lire – tous ces ouvrages savants et contradictoires traitant
de grandes questions insolubles ? Curiosité inhérente à l'humain et dont on dit
un peu vite qu'elle fait sa grandeur ? Pas sûr du tout : il est plus facile de
chercher à connaître ce qui ne nous met pas directement en danger – donc ce qui
nous entoure – plutôt que d'affronter ce que nous sommes, profondément … Se
connaître c'est courir un risque. Là est sans aucun doute la vraie grandeur. Descendre
au fond de soi n'est pas mince affaire… et sans doute plus périlleuse que toutes
les spéculations concernant l'existence ou la nature de Dieu. L'homme a perdu le
Sens (pour ne pas dire la boussole) et plutôt que de chercher en soi, il porte
des regards éperdus autour de lui, tournoie – parfois intelligemment – dans
toutes les directions, tente d'embrasser de sa compréhension le cosmos qu'il veut
à tout prix dominer – sinon physiquement, du moins intellectuellement. Contre
la verticalité il a choisi
l'horizontalité. Contre la profondeur, la superficie. Il se refuse à une
évidence pourtant bien ancienne : si je me comprends je comprends tout…
Faut-il alors cesser de se
poser les questions qui nous hantent ? Dans l'absolu la réponse est mille fois "oui"…
Mais le problème est que nous sommes dans le relatif et que notre intelligence
elle aussi est relative… Elle a besoin de se rassurer. Faire travailler son
intellect rassure… et nous divertit –
au sens pascalien du terme : nous détourne de l'essentiel. Notre intellect est
une moissonneuse-batteuse : il lui faut du grain à moudre. S'il n'a plus à sa
disposition les grands champs de la culture, s'il n'a plus rien à battre, les
rouages tournent à vide, s'affolent et finissent par se déglinguer. Que faire ?
Continuer à moudre… jusqu'à plus faim et s'apercevoir un beau matin qu'on n'a
pas progressé d'un iota sur la voie de la sagesse et de la vérité. Vient alors
la compréhension juste de cette "sainte ignorance" qui vaut tous les
savoirs réunis. Libre à nous dès lors de penser que ce passage par la
découverte des grands penseurs (et de leurs théories souvent séduisantes pour
l'esprit) était nécessaire comme moyen – et non comme fin ; ou, en d'autres
termes, qu'il nous faut connaître parfois beaucoup avant de reconnaître
l'inutilité de nos connaissances!
Mais le Jnâna-yoga,
dira-t-on… et Shankaracharya ? Vivekânanda ? Fonctionnaient-ils comme des
moissonneuses-batteuses ? Il serait bien irrévérencieux de notre part de
répondre par l'affirmative… Il est clair que la voie qu'ils ont empruntée est
celle de l'intellect mais non de l'intellect au sens où nous l'entendons
souvent. Leur intelligence dépassait les limites habituelles, ou plutôt elle
était d'une autre nature, non pas quantitativement (dans le sens ou on dit :
"il est plus intelligent que toi") mais qualitativement – ou essentiellement supérieure. Leur
intelligence, en un mot, et leurs connaissances (par ailleurs fort étendues)
n'étaient pas de celles qui font les prix Nobel. Elle était d'un autre
"ordre", aurait dit Pascal (encore lui). Et, parce qu'ils avaient
préalablement développé des qualités spirituelles, leur aptitude à la réflexion
procédait autant de l'intuition supérieure que de l'analyse. Leur esprit avait
la capacité non pas d'appréhender une foule de conjonctures plus ou moins
brillantes ou farfelues comme le font souvent les métaphysiciens de calibre
universitaire, mais d'aller droit à l'essence, comme une flèche va droit au
but.
Pour finir, disons que
Bouddha ne plaide pas pour l'ignorance, pas plus qu'il n'en fait l'apologie. Il
recentre notre quête afin de nous éviter l'égarement. Il nous incite à viser
l'essentiel et l'efficacité. Les grands mystiques – et les plus intelligents –
n'ont jamais rien dit d'autre. Le "connais-toi toi même" de Socrate
est une réplique de cette attitude. Se connaître (dans le sens profond
"naître à soi-même", accoucher de sa véritable nature) pour mieux
connaître le monde. Et non pas l'inverse… Se connaître dans le but de
rencontrer la part de soi commune à tous. Se connaître pour apprendre à aimer
cette part et la reconnaître en autrui. Cette démarche ne peut qu'aboutir à
l'amour du prochain, et à cette qualité entre toutes précieuse : la compassion
– qui n'est pas la pitié mais l'aptitude à discerner la Vérité ultime : nous
procédons tous d'une même Réalité – Tat tvam asi.
[1] Les lecteurs de Voltaire -
pour ne citer que ce philosophe célèbre entre tous - ne pourront pas ne pas
faire le rapprochement ! D'après lui toute spéculation métaphysique est vaine
préoccupation. Nature de Dieu (dont Voltaire admet en raison l'existence),
origine du monde, existence et immortalité de l'âme sont autant de sujets qui
dépassent notre intelligence. Prétendre résoudre ces problèmes n'est que signe
de vanité. De plus, la métaphysique engendre deux graves dangers : le fanatisme
et l'angoisse paralysante. Là doit s'arrêter la comparaison car Voltaire
conseille à chacun de limiter ses préoccupations à des… occupations terrestres
: science, commerce, etc. - ce qui n'est pas, loin s'en faut, le cas du
Bouddha.
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