Rencontre sur le Mékong

vendredi 18 janvier 2013

BHAKTI-YOGA ou YOGA DE L'AMOUR SANS ATTENTE


LE BHAKTI-YOGA DANS LA BHAGAVAD-GÎTÂ


Ce yoga est une voie possible parmi beaucoup d'autres pour atteindre la Libération (voir les articles de ce blog sur les yoga)

Les citations concernant la Bhagavad-Gîtâ sont extraites de La Bhagavad-Gîtâ (Shrî Aurobindo, Albin Michel, Spiritualités vivantes)



En Occident un mort « rend l’âme » : c’est dire qu’il est  un corps et qu’il a une âme (qu’il peut donc « rendre » en mourant). Dans le contexte hindouiste, l’homme « abandonne son corps » ; c’est dire qu’il a un corps mais qu’il est  avant tout une âme. Nous sommes dans deux conceptions totalement différentes. Dans la première, le corps, après avoir été honni des siècles durant, est ce qu’il convient de chérir avant tout. Même si nous ne tombons pas dans cette forme d’idolâtrie, notre existence est organisée d’abord pour satisfaire nos cinq sens : tout, autour de nous, est une invite à plus de confort (que la publicité baptise habilement « bonheur ») à plus, non pas de « bien-être », mais de « beaucoup-avoir ».
Pour un hindouiste fervent, la vie terrestre n’est pas un but en soi mais un moyen par lequel nous nous préparons à la « vraie Vie. » Il convient alors de s’éloigner des tentations grossières que sont toutes les jouissances (même et surtout les plus raffinées)  pour accéder à la seule adoration qui ne soit pas dégradante, celle du Seigneur.[1]
C'est ce thème récurrent que nous trouvons dans la bouche de Krishna, le divin Instructeur de Arjuna : « Ceux qui, M’abandonnant toutes leurs actions et entièrement dévoués à Moi M’adorent, méditant sur Moi en un yoga sans défaillance, ceux qui fixent sur Moi leur conscience entière (…) rapidement Je les délivre de l’océan de l’existence enchaînée à la mort » (XII, 6-7) Ce verset assure bien la transition entre le Karma-Yoga (voir n° précédent) et le Bhakti-Yoga : il convient d’offrir les actions au Maître des actions par amour pour lui. L’image revient souvent de l’amant tout entier dévoué, du dévot qui voit en toute créature le Suprême et n’agit plus que pour lui : « faisant toutes les actions pour l’amour de Moi, tu atteindras la perfection. » (XII, 10).
« Emplis de Moi ta pensée, deviens Mon amant et Mon adorateur, sacrifie à Moi, sois prosterné devant Moi, à Moi tu viendras, c’est l’assurance et la promesse que Je te fais, car tu M’es cher. » (XVIII, 65)
« Bien plus chers Me sont ces dévots qui font de Moi (= le Purushottama) leur but unique suprême..." » (XII, 20)

L’être qui se donne ainsi tout entier à l’adoration du Divin ne désire plus rien d’autre : il agit sans attendre les fruits de ses actions. Il se débarrasse de tout égoïsme, aime la création entière, se situe dans une équanimité que rien ne peut rompre : « Celui qui ne désire rien, qui est pur, habile en tous ses actes, indifférent à tout ce qui vient, qui n’est ni peiné ni affligé par aucun résultat, aucun événement (…) celui-là, mon dévot, M’est cher. »
Le résultat – la délivrance – est au bout de cet abandon énergique : « Celui-là aussi qui M’aime et s’efforce vers Moi avec une adoration, un amour sans défaillance, il passe au-delà des trois gunas, et lui aussi est prêt à devenir le Brahman. » (XIV, 26)

Et nous ? Quelle attitude pouvons-nous adopter si nous n’avons pas encore pénétré cette région des hauts sommets ? Pour rester dans un cadre occidental, écoutons la voix du philosophe Pascal. Le conseil s’adresse à ceux qui n’ont pas encore en eux la flamme vive de la dévotion mais nourrissent tout de même l’idée d’un embrasement : « Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c'est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc. afin que l’homme orgueilleux, qui n’a voulu se soumettre à Dieu, soit maintenant soumis à la créature. » L’ « extérieur joint à l’intérieur » n’est pas sans rappeler le rôle que peut jouer l’attitude physique (l’asâna) sur le plan mental, à savoir une mise en harmonie du corps avec l’âme qui ne peut que favoriser la « jonction » (yoga ) avec le Divin (Ishvara).
Traduisons en plus clair : si nous ne sommes pas capables de dévotion, faisons les gestes. Le reste viendra ensuite… Et ne rejetons pas ceux qui nous entourent sous prétexte que nous ne voulons aimer que Dieu. Au contraire, aimons-les, mais pas seulement comme des créatures de chair : c’est d’abord Dieu qu’il faut aimer en eux… Il ne s’agit donc pas de laisser choir son épouse, ses enfants, sa maîtresse,  parce qu’on a choisi le Divin. Il s’agit d’aimer le Divin en eux. Ce n’est certainement pas une démarche plus aisée que l’abandon physique, le départ pour l’Inde ou l’ashram (souvent l’ashram-refuge…) Abandonner l’amour, oui, mais cet amour qui n’a d’amour que le nom et dont l’homonymie dissimule – tellement mal la plupart du temps - la volonté de possession,  le culte de l’ego et le désir de reconnaissance. En un mot, remplacer l’amour par l’Amour. Tous ceux qui essaient savent à quel point ce bhakti-yoga n’est pas facile.

Qui a déjà assisté à certaines puja ou aux danses des Bauls peut à juste titre s’inquiéter : les adeptes sont dans un état de transe plus ou moins profonde. Cet état peut d’ailleurs caractériser celui dans lequel se plongent certains charismatiques actuels. Aussitôt notre esprit cartésien juge : comment peut-on perdre ainsi la tête ? Se laisser aller à ces attitudes peu respectueuses (?) des lieux et d’autrui ? N’y a-t-il pas quelque chose d’indécent, voire de bestial de se laisser aller de la sorte ? Comment peut-on  prier ainsi ? La prière n’est-elle pas d’abord recueillement, silence ? Nous ne rappellerons pas que depuis la plus hautes Antiquité « sortir de soi », au besoin en confiant à certaines substances le coup de pouce nécessaire, était le moyen d’être « plus que soi » ; laisser entrer le Divin en soi suppose (fort logiquement d’ailleurs) qu’il faut quitter l’état ordinaire d’humain. L’état dit de folie[2] fut respectée (et l’est encore dans certains pays – en Inde, par exemple) pour cette raison.

Il ne s’agit pas ici de prôner un quelconque recours aux substances plus ou moins naturelles pour atteindre des états de « surconscience », mais d’en venir à ce constat : le but d’un rituel ou d’une cérémonie est assez semblable : « aider l’âme dans sa course en avant » (Swâmi Vivekânanda). Nous rejoignons les « gestes » dont parle Pascal et qui, tout extérieurs qu’ils soient, aident à « aller vers[3] ». 

De ce point de vue gardons-nous de considérer avec une certaine condescendance les dévots qui se répandent en inclinaisons, génuflexions, gesticulations, prosternations… Notre goût de la sobriété et de l’économie des moyens est culturel : il peut nous rendre agaçante cette manière d’être toute orientale (et méditerranéenne aussi)… c’est à tort.
L’adoration des images (Shiva, Kâlî, Krishna, Jésus, etc.) – si celles-ci ne sont qu’un support (pratimâ) aidant l’esprit à se centrer – n’est jamais négative, mais « seule l’adoration d’Ishvara est bhakti » (Swâmi Vivekânanda).
D’ailleurs, à cette bhakti qualifiée de « préparatoire » (rites, cultes, répétition d’un mantra) fait suite une bhakti suprême (parâbhakti) : c’est alors la renonciation totale, conquête de la liberté. Certains signes indiquent au bhakta qu’il est sur la bonne voie : c’est la souffrance due à l’absence du Bien Aimé, l’impatience d’arriver à Lui. Mais lorsque la fusion a lieu, tout, aux yeux du dévot, est devenu sacré. Il a atteint la Connaissance suprême et, comme disent les textes, l’Amour, l’Amant, l’Aimé ne font plus qu’un. Plus n’est alors besoin de ces « gestes », de ces mise en condition. Râmakrishna dit cela de façon imagée : «  L’huître qui contient la perle précieuse a peu de valeur en elle-même, mais elle est indispensable au développement de la perle. La coquille ne sera d’aucune utilité à l’homme qui a obtenu la perle. De même rites et cérémonies ne pourront être nécessaires à l’homme qui a trouvé l’ultime vérité : Dieu » [4]

Etre religieux, ce n’est pas être savant. Ce n’est pas non plus être ignorant. C’est être de plus en plus soi-même pour réussir à être. C’est expérimenter Dieu. Pas réfléchir sur Lui et dire « J’ai compris. Dieu est ceci et cela… ». Il est beaucoup de savants très naïfs. Aussi beaucoup de philosophes mondains – au « cœur frivole » dirait Râmakrishna : « Les pandits peuvent connaître beaucoup de versets et de textes sacrés, mais à quoi bon les répéter ? Il faut réaliser dans notre vie les vérités contenues dans les Ecritures »[5]
Le bhakti-yogi est aux antipodes de la naïveté – si « naïveté » sous-entend « manque d’intelligence ». Il peut apparaître tel aux yeux de ceux qui  jugent de tout par la seule raison, par cette raison limitative qui ampute l’être, l’aplatit, lui ôte la dimension qui le relie à l’Essentiel. L’Essentiel est illimité et la raison, limitée, ne peut l’appréhender. Veillons donc à ne pas user de l’étiquette – « naïf » - que nous apposons souvent vite aux pratiquants un peu exaltés.
« Le bhakti-yoga, dit Jean Herbert, convient à ceux qui ont la foi, qui se sentent attirés vers Dieu et croient en Lui, sans savoir pourquoi et même sans désirer se l’expliquer par le raisonnement. » Cette affirmation mérite d’être nuancée : certains grands bhakti-yogi étaient – sont – des intellectuels. Mais ils sont allés au-delà de la simple maîtrise des concepts, au-delà de la compréhension intelligente des notions les plus subtiles. Ils sont passés à l’acte. Car en  matière de salut, la raison, le savoir, l’intelligence ne procurent aucun avantage (au contraire) : il faut la pratique. L’amour du prochain – y compris de l’ennemi – est plus difficile à vivre qu’à expliquer ! Renoncer à n’être qu’intelligent est signe d’intelligence supérieure.

Comment puis-je faire naître en moi ce désir de Dieu que je vois chez certains et qui me laisse comme un spectateur sur la touche ? Parlant des croyants, Henri Bergson disait à jean Guitton qu'ils ont de la chance : quand on n’est pas croyant on se trouve un peu "dans la situation du personnage qui regarde des vitraux de l’extérieur de l’église"…
Il ne semble pas y avoir de réponse acceptable à cette question. Il n’y a aucun moyen infaillible de faire naître ce désir – aucun « truc ». Il vient ou il ne vient pas. S’il vient, c’est quand il veut et non quand moi je le veux. Certains disent qu’il surgit quand on s’est lassé des autres désirs – mais se lasse-t-on de tous ? On pourrait dire aussi qu’avoir le désir de ce désir c’est déjà être proche de lui… Peut-être. D’aucun prétendent que c’est une question de « grâce » (vocabulaire chrétien) ou de karma… Une crise[6] existentielle est souvent à l’origine de cette faim d’absolu (que de conversions célèbres ou non sont passées par la souffrance physique ou morale : déception, maladie, deuil, prison…)
Peut-être aussi, sûrement,  que ce désir, nous l’avons, mais que nous ne le nourrissons pas, que nous le laissons être étouffé par d’autres désirs moins essentiels ? Ce qui paraît certain c’est qu’il renaît (ou qu’il naît) au contact de certains êtres - comme la flamme d’une brindille qu’anime le vent. Nous sommes comme des lampes à éclairage variable… Parfois nous sommes pleins de lumière, d’autres fois nous rayonnons… d’obscurité. D’où la nécessité de la régularité, de la persévérance, de l’ « exercice répété» (abhyâsa), de l’attention constante… Si je n’entretiens pas ma voiture, n’y mets pas d’essence, elle tombe en panne. L’énergie de nos véhicules subtils demande à être aussi régulièrement entretenue  que l’énergie du corps, le véhicule matériel que je nourris régulièrement. La soif du Divin vient en buvant. En buvant à la Source dont parlent tous les textes - la Source représentant l’origine d’où jaillit ce que nous sommes et tout ce qui est et ce vers quoi il nous faudra retourner un jour.
Rien d’intellectuel, de rationnel, ne peut créer vraiment un désir (ceux qui aiment le céleri auront beau me persuader que c’est délicieux, ils ne pourront me convaincre si je ne peux l'avaler !). Cependant  l’envie d’éprouver ce désir (donc le regret d’en être privé) peut sans doute préparer le terrain et le rendre propice à accueillir le moindre signe-germe d’où naîtra l'élan. Parce que, finalement, ce désir de Dieu naît dans ce sentiment particulier mêlé de certitude et d’émerveillement – émerveillement devant l’évidence enfin découverte. Comme une présence qu’on devinait mais sans jamais l’avoir vue.
On en revient là : s’il y a vrai besoin, il y a demande. Et s’il y a demande sincère, il est impensable qu’il n’y ait pas de réponse.



[1] On retrouve en fait cette idée dans le Christianisme, plus exactement dans l’Imitation de Jésus-Christ (III,3) où il est dit que « le chrétien considère toute chose comme des excréments ». La proximité avec la tradition indienne est évidente : « Cet amour ne peut être ramené à aucun intérêt en ce monde » (Nârada bahkti sutras).
[2] Le mot « fou » vient du latin follis (soufflet pour le feu), ce terme étant issu d’une racine indoeuropéenne de forme onomatopéique exprimant l’idée de « souffler ».
[3] Notons au passage l’expression « course en avant » à ne pas confondre avec « fuite en avant »… Les quinquagénaires actuels ont certainement à l’esprit une partie (majoritaire ?) de cette génération hippie qui, LSD aidant, confondit quête de l’absolu et mise sur orbite en vue d’échapper aux réalités de ce bas monde… Kerouac et les aventuriers de la beat generation avaient beau glorifier le mysticisme zen, ils étaient plus « à côté de la plaque » que « on the road » !
[4] L’enseignement de Râmakrishna, A. Michel, p.157.
[5]  Ibid. p.80.
[6] « Crise », en grec et en chinois signifie littéralement : "occasion favorable"

                              
                                                                                                G D


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire