Suffirait-il d'être savant pour être sage ?
En Inde, un "pandit" (terme sanskrit) est un savant, un lettré. Cela ne prouve rien quant à la "sagesse" de la personne. Je peux être très cultivé et agir comme un imbécile...
"Parlez philosophie tant qu'il vous
plaira, adorez autant de dieux que vous voudrez, chantez des louanges dévotes à
un nombre quelconque d'êtres divins, la libération ne viendra jamais, même au
bout de cent siècles, sans la connaissance de l'Unicité du Soi." (Sankara)
"La réalisation de Dieu peut être
atteinte de deux façons différentes : par l'union de l'âme individuelle
(jivâtman) et de l'âme universelle (Paramâtman), et par la vison de la Divinité
dans Sa manifestation personnelle. La première de ces deux manières se nomme
jnâna, la seconde bhakti." (Râmakrishna)
Le Jnâna-yoga vise la délivrance (libération, éveil) non
pas par la dévotion (bhakti-yoga) ni par l'action désintéressée (karma-yoga)
mais par l'effort de la conscience pour accéder à la Vérité nouménale[1]. Autrement dit par une
transformation de la conscience, sorte de mue à l'issue de laquelle, tout en
restant soi-même, on n'est plus dupe de l'illusion complète dans laquelle on
considère le monde, les autres, sa
propre réalité d'être.
L'illusion en question consiste à nous faire prendre les
phénomènes (tout ce qui est immédiatement perceptible, intelligible…) pour
l'essence même de la Réalité dans laquelle ils prennent leur source - alors
qu'ils ne sont que reflets de cette
Réalité[2].
Cette illusion (la Mâyâ
de l'Advaïta Vedanta) concerne à
la fois le temps, l'espace, la causalité, mirages aussi illusoires que des
images de cinéma projetées sur un écran qui lui, bien que continuellement
présent, disparaît de notre perception. Cette illusion est due à notre ignorance. Nous nous identifions sans
cesse à notre corps, à nos sentiments, à nos opinions, nous ne voyons que
dualités (moi et les autres, moi et le monde, le bien et le mal, le juste et
l'injuste, le plaisir et la souffrance…) inscrites dans "notre" temps
et "notre" espace… Or seul le Soi,
Cela, le Divin, Brahman est réel (et Âtman
qui est Brahman en nous) : le
sentiment du moi et les dualités s'abolissent en Lui. De ce point de vue, réaliser le Soi permet une sorte de
"re-naissance" qui se fait grâce à sa dé-couverte en nous - car il
est en nous mais nous ne le percevons pas, tant que l'ego nous aveugle : "Quand il perçoit l'existence diversifiée des êtres demeurant dans
l'Être éternel unique et jaillissant de Lui, alors il atteint au Brahman"
(XIII, 30-31). Se débarrasser de l'illusion c'est alors comme ôter un voile,
accéder à la connaissance (la
"réalisation") du Principe (Brahman,
la seule Réalité soumise à aucun changement, origine de tout ce qui "est").
Cette présence du Divin en nous
est de l'ordre de l'évidence mais nos doutes, nos peurs (l'ego ne veut pas être
détruit et il se défend habilement !) empêchent Sa claire vision. C'est cette connaissance de notre nature divine que
le Jnâna-yoga vise à nous faire expérimenter (et non seulement à "comprendre"
avec notre intellect) : "Par elle
(cette Connaissance) tu verras toutes les existences sans exception dans le
Moi, donc en Moi-même" (IV, 35).
"Je te dirai […] la connaissance essentielle, et avec elle la connaissance
totale, telle que, quand on la connaît, il n'est rien qui reste à connaître"
(Bhagavad-Gîtâ VII, 2). Ce qui nous empêche essentiellement de réaliser notre
nature divine "C'est le désir et sa
compagne la colère, enfants de rajas, qui souillent tout, qui dévorent tout.
Sache que c'est là le grand ennemi de l'âme [qu'il
faut abattre]" (op. cit. III, 37).
Chacun sait combien nous sommes soumis aux attractions, répulsions, plaisirs,
chagrins, douleurs, frustrations, rancœurs, amertume et tout le cortège des
sentiments qui nous tiraillent constamment, nous entraînent hors du chemin de
l'accomplissement…
De ce point de vue, un érudit, un spécialiste des
métaphysiques indiennes, un orientaliste très savant peuvent être complètement
"ignorants" au sens où l'entend Krishna dans la Bhagavad-Gîtâ. Comme
chacun, ils sont prisonniers d'un cachot aménagé pour rendre la vie vaille que
vaille supportable : l'habitude finit par le faire paraître agréable[3] - en tout cas supportable.
Comment faire alors
pour accéder à cette claire vision de ce que nous sommes réellement ?
Il n'y a pas de "truc" ni de recette facile ! Un
effort personnel intense est exigé, une vigilance, une lutte constante contre
les exigences multiples de notre nature. Voir ce qui EST au-delà des apparences
n'est pas facile.
Deux voies du jnâna-yoga sont habituellement proposées :
celle de l'affirmation par laquelle on fait entrer dans l'Unité tout ce qui
apparaît comme multiple: Tat tvam Asi, tout
est Cela, tout est Brahman : cet
objet, cette personne, ce sentiment, cette idée…
La deuxième voie est celle de la négation et consiste à repousser
la conception que l'on a de soi-même : je ne suis pas ce corps, pas ce
sentiment, pas cette intelligence… L'ego finit ainsi par s'évanouir et on arrive
à la conscience de l'âtman ou
présence "activée" du Divin en nous.
Il s'agit donc rien de moins que de mettre fin à la pensée
rationnelle et la remplacer par l'intuition silencieuse dans laquelle nous
laissons émerger le Soi, notre véritable Nature : "Tant que vous ne vivez pas le silence, la position assise peut vous
aider à devenir plus conscient, à constater que vous êtes constamment en
réaction. Cette seule observation vous situe en dehors de ce problème et
viendra le moment où vous vous trouverez en écoute, c'est-à-dire en état
d'acceptation, car accepter vous met automatiquement en état d'écoute. Alors
vous ne pratiquez plus la méditation, elle a lieu en toute circonstance, à tout
instant " (J. Klein L'insondable
silence, Ed. Les deux Océans, 1986).
Le Jnâna-yoga est un chemin abrupt, aride qui exige en
principe l'accompagnement d'un gourou qui a déjà atteint lui-même la
délivrance.
[1]
Noumène : Réalité intangible, par opposition au "phénomène", réalité
apparente.
[2] Le
reflet de la lune dans une flaque d'eau n'est pas la lune elle-même !
[3] Cette illusion dans laquelle nous vivons vient de ce
que notre connaissance est affectée par les
trois guna. La connaissance
qui ne voit les choses que sous leur aspect multiple, incapable de saisir
l'unité, est dite rajasique. Celle
qui refuse de considérer la multiplicité et s'enfonce dans la routine est la
connaissance tamasique. Reste le sattvique : sa connaissance lui permet
de voir "un être impérissable unique
en tout devenir, un tout indivisible unique en toutes ces divisions"
(op. cit. XVIII, 20).
G D
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