Rencontre sur le Mékong

vendredi 18 janvier 2013

MECANIQUE QUANTIQUE ET TEXTES DE L'INDE (2)


Qu'est-ce que le "réel" ?Quand la science rejoint le yoga



La matière

Aux environs de 450 - 500 après JC, deux frères, philosophes, Asanga et Vasubandhu, laissèrent un grand nombre de traités[1]. Tous deux s'inscrivaient dans la lignée du Vijnânavâda, qui allait devenir la doctrine dominante du bouddhisme au VIIe siècle. Pour eux donc, tout ce qui constitue le monde est illusion, mirage intellectuel ; tout est pensée (citta), représentation (vijnâpti). Repérons quelques  points importants de leur discours.

La matérialité n'a pas de réalité : "Nous disons que la matière est formée d'atomes ou que les êtres intelligents sont des personnes. Or atomes et personnes, c'est nous qui les posons par le fait que nous en avons l'idée. Grâce à notre perception, prend naissance un monde extérieur qui n'a pas de réalité" [2]. Il en est de même du moi : "C'est la connaissance qui se dédouble en sujet et en objet, en moi et en non-moi, et s'apparaît abusivement sous ces deux aspects." [3] Et d'ajouter, "C'est la connaissance elle-même qui s'apparaît comme objet (artha). Tout cela n'est qu'idée qui apparaît comme objets, lesquels ne sont pas réels. C'est ainsi qu'un malade croit voir des chevaux, une lune, etc. inexistants." [4]

Evidemment, surgissent ici des objections que soulèvent les deux auteurs : si les objets n'ont pas de réalité, comment la pensée qui les crée, peut-elle se produire ? Qu'est-ce qui détermine le sens de la représentation ? Pourquoi la représentation de cette porte bleue se produit-elle en ce moment (et pas toujours), à cet endroit (et pas partout) ? Pourquoi cette "idée" est-elle commune aux gens qui regardent ce même endroit au même moment ? La réponse fournie par Vasubandhu est que la détermination locale des idées n'exige pas l'intervention extérieure de l'objet. Dans un rêve, aucun objet n'existe et pourtant je vois une maison aux volets bleus et cela pas toujours ni partout. Il peut donc y avoir détermination spatiotemporelle de la pensée en l'absence de tout objet. Faut-il alors conclure à l'irréalité absolue des choses - ce qui serait forcément le cas puisque c'est l'idée qui me fait croire qu'il existe des réalités visibles, audibles, tangibles, etc. ? Il est faux, dit Vasubandhu en substance, que les choses n'existent d'aucune manière. Sans doute les choses sont irréelles de cette réalité substantielle qui consiste dans la nature propre imaginée par les naïfs ; mais elles ne sont pas sans exister de l'"indicible manière d'être qui est du domaine des Buddha". Pour le philosophe, les choses existent en tant qu'idéalités, ce qui constitue pour elles une certaine… existence : leur "manière d'être imaginaire", en quelque sorte ! Cette dernière remarque ne doit pas être occultée. On pourrait la reformuler en disant que le monde n'est pas réel, mais qu'il existe.
Mais quel est sur ce point (réalité de la matière), l'avis actuel des scientifiques ?

Les objets physiques ont des masses variables suivant la vitesse qui leur est imposée (Einstein) Les choses n'offrent donc pas de stabilité. Evidemment, le sens commun protestera : l'objet n'offre-t-il pas à ma perception un caractère d'évidence ? Certes, mais cela ne prouve rien en soi : avant d'oser m'approcher plus près de cette liane, j'aurais juré qu'il s'agissait d'un serpent… L'évidence a alors bon dos !
Entrons de nouveau au cœur de l'infiniment petit : pour la physique classique la matière était un agencement élaboré à partir de trois particules élémentaires (électron, proton, neutron) qui déterminaient la masse d'un corps. Or la théorie de la relativité a montré que la masse n'a pas de rapport avec une substance quelle qu'elle soit : la masse est une forme de l'énergie[5] ! Elle peut dès lors se métamorphoser en d'autres formes d'énergies. Ce constat formulé, c'en est fait de l'idée – une pseudo-évidence – de la matière-objet, de ce qu'on nomme couramment des "choses". L'univers est un réseau dynamique de champs d'énergie interdépendants : cet arbre, cette gravure, ce pot de fleurs - sont des champs d'énergie, non des "choses" plus ou moins inertes.

La matière, selon Einstein, est constituée de régions de l'espace où le champ d'énergie est plus dense. On ne peut dès lors évoquer d'un côté le champ puis, de l'autre, séparée, la matière : l'unique réalité est le champ. Les objets matériels ne sont pas des entités distinctes, ils sont en interaction avec l'univers pris dans sa totalité – qu'il s'agisse de l'univers de l'infiniment petit ou celui de l'infiniment grand, l'un et l'autre étant d'ailleurs étroitement reliés.

Sri Aurobindo (1872 – 1950) ne dit rien d'autre, tout en franchissant une étape dans l'interprétation : il confère en effet à cette énergie universelle une nature extrahumaine à quoi il donne le nom de "conscience" :
 "La conscience est un élément fondamental, l'élément fondamental de l'existence - c'est l'énergie, l'impulsion, le mouvement de conscience qui crée l'univers et tout ce qu'il contient: non seulement le macrocosme, mais aussi le microcosme ne sont rien d'autre que de la conscience en train de s'organiser. Par exemple, quand la conscience dans son mouvement ou plutôt dans une certaine intensité de mouvement s'oublie dans l'action, elle devient une énergie apparemment "inconsciente"; quand elle s'oublie dans la forme, elle devient l'électron, l'atome, l'objet matériel. En réalité, c'est toujours la conscience qui est à l'œuvre dans l'énergie et détermine la forme et l'évolution de la forme. Quand elle veut se libérer de la Matière, lentement, par évolution, mais toujours dans la forme, elle émerge en vie, en animal, en homme, et elle peut continuer à évoluer en sortant plus encore de son involution et devenir quelque chose de plus qu'un homme. Si vous pouvez saisir cela, alors il ne devrait pas vous être très difficile de voir ensuite qu'elle peut se formuler subjectivement en conscience physique, vitale, mentale, psychique; toutes sont présentes en l'homme, mais comme elles sont toutes mélangées dans la conscience extérieure et que leur état véritable reste à l'arrière-plan dans l'être intérieur, on ne peut devenir pleinement conscient de leur présence qu'en élargissant la limitation imposée à l'origine par la conscience, qui nous fait vivre dans notre être extérieur, en s'éveillant et en se centrant au-dedans sur l'être intérieur." [6]

Plus loin, il précise : "C'est donc cela la conscience: elle n'est pas composée de parties, elle est le fondement de l'être et donne elle-même une forme à toutes les parties qu'elle choisit de manifester, en les élaborant depuis le haut vers le bas dans une descente progressive depuis les niveaux spirituels vers l'involution dans la Matière, ou en leur donnant une forme au premier plan, dans un mouvement ascendant, par ce que nous appelons l'évolution. Si elle choisit de travailler en vous à travers le sentiment de l'ego, vous pensez que c'est le "je" clairement délimité qui fait tout; si elle commence à se libérer de ce fonctionnement limité, vous commencez à étendre votre sentiment du "je" jusqu'à ce qu'il éclate pour devenir infini et n'existe plus, ou vous vous en dépouillez et vous vous épanouissez pour devenir une immensité spirituelle. Évidemment, ce n'est pas là ce que la pensée matérialiste moderne appelle conscience, parce que cette pensée est assujettie à la science et ne voit la conscience que comme un phénomène qui émerge de la Matière inconsciente et qui consiste en certaines réactions de l'organisme aux objets extérieurs. Mais cela, c'est un phénomène de conscience, ce n'est pas la conscience elle-même, ce n'est même qu'une très petite partie de tous les phénomènes possibles de conscience, et cela ne peut donner aucune indication sur la Conscience, cette Réalité qui est l'essence même de l'existence." [7]
Cette interprétation audacieuse (surtout pour l'époque) est actuellement beaucoup mieux reçue – y compris par des hommes de science reconnus. Mais revenons à cette matière maintenant considérée par les physiciens comme un "champ d'énergie"…
Quand on parle de "champ d'énergie", on imagine des particules et, entre elles, du vide. Notre raisonnement, notre logique (qui fonctionne à partir de nos souvenirs scolaires), visualisant une sorte d'espace libre dans lequel baignent des objets, nous pousse à établir une dualité bien nette : du plein, et, tout autour, du vide ! [8]
Einstein a montré que partout où il y a un corps, il y a un champ gravitationnel qui se manifeste comme courbure de l'espace entourant le corps. Or, contrairement à ce qu'on pourrait croire, champ et espace courbe ne sont pas distincts. "La matière ne peut pas être séparée de son champ de gravité et le champ de gravité ne peut être distingué de l'espace courbe. Matière et espace sont des structures inséparables d'un ensemble singulier : le continuum spatio-temporel" [9].
Un atome, c'est avant tout du vide avec un noyau (neutron et proton subdivisés en quarks) où se concentre l'essentiel de la matière. Les particules quantiques ne sont pas des réalités stables et isolées. Elles peuvent se transformer et changer d'apparence sous les yeux de l'observateur. Le vide, pour revenir à lui, reste en perpétuelle vibration (énergie et ondes). Dans les années 20 Paul Dirac le décrit comme une soupe de particules non manifestées. Y introduire une énergie fait apparaître une particule et une antiparticule, la matière et l'antimatière. Cette hypothèse fut rapidement confirmée (cf. la théorie des trous noirs). Si, du vide quantique, peuvent surgir des particules la distinction entre matière et espace vide doit être abandonnée [10]. De ce faux silence du vide, de cette fausse absence, surgit le monde manifesté ! Le vide n'est pas le néant, il contient potentiellement tout ce qui existe; et ce qui surgit, les formes physiques, sont des manifestations spatio-temporelles du vide et non des entités indépendantes ! [11]

Certains lecteurs pensent forcément ici au Sâmkhya, un des systèmes les plus élaborés de la philosophie indienne, et en particulier à ce qu'il dit de prakriti dont l'inertie apparente contient en puissance le monde sensible - la matière concrète - et aussi l'intellect (buddhi), le mental (manas), bref tout ce qui existe, mais qui, sans l'intervention de purusha (Principe impersonnel, innommable, inconnaissable, etc.) demeure inexistante. C'est le contact de purusha qui met prakriti en mouvement donc met en branle la création. En d'autres termes prakriti, la nature originelle, primordiale, est racine (mûla) de toute chose (sauf de l'"âme"), non produite elle-même, principe originel (traduit parfois par "chaos primitif") et, en l'état encore "inévoluée"… Comment ne pas songer à ce vide[12] quantique d'où surgissent les composants de la manifestation ? Les scientifiques s'accordent majoritairement sur le scénario menant du vide cosmique au "plein" de la création : du vide surgissent lumière puis matière. La matière s'organise, les quarks forment neutrons et protons qui s'unissent pour donner naissance à des noyaux légers. L'univers (en refroidissement, dilatation et expansion) se complexifie : les étoiles apparaissent, le carbone et la vie. On parle de "brisure de symétrie de l'univers" (symétrie matière-antimatière). Cette complexification présidant à qu'on appellera la vie est donc bien issue d'un vide indifférencié – ainsi que le pressentaient les plus anciens philosophes de l'Inde.

Mais… redescendons sur terre : la tuile que je peux recevoir sur la tête, n'est-elle que du vide ? Oui, et même si elle m'envoie à l'hôpital. Cela parce que, malgré moi, depuis ma naissance, j'oppose sujet conscient et objet inconscient, hors de moi, dans ce que nous appelons l'espace – sur quoi nous reviendrons bientôt. Cette dualité (= cette croyance fort répandue appelée "réalisme"…), bien qu'elle prenne corps, est une escroquerie du mental !
Nous sommes ramenés à cette vérité fondamentale (difficile à intégrer vraiment : cela ne fait pas partie de nos habitudes de pensée) que observateur-observé-observation forment un tout inséparable. Nos perceptions sensorielles font exister ce qui est perçu et la nature ne possède pas de réalité en soi, hors de la conscience que nous en avons. Ce que nous pensons être affirmation "objective" est dite "invariante" et repose sur une intersubjectivité.
Dès lors la science ne peut que nous proposer des aperçus du réel parce que le réel en question nous est inconnaissable : Bernard d'Espagnat le dit fort joliment "voilé". Tout ce qu'on peut imaginer du réel, les définitions dans lesquelles on voudrait l'enfermer ne sont que des entrevisions créées de toute pièce par l'observateur – qui, d'ailleurs, est en même temps "participant" (le terme est de John Wheeler) puisque qu'il n'est pas séparé du monde qu'il observe…
Il faut se faire une raison : le monde en question n'existe pas en soi, il est une supputation, il est expérience individuelle, vécue personnellement, toujours différente. Sa saveur - douceur ou âpreté - sont en moi et pas ailleurs. C'est exactement cela qu'expriment les éveillés : "L'unique vérité de l'homme est l'homme-expérience, l'homme vécu, l'homme intérieur […] La résonance que le monde trouve dans les régions profondes de mon esprit EST le monde. L'impression-monde n'est pas l'habillage subjectif du monde, elle en est la nudité et la vérité." (Stephen Jourdain)
Ce qu'EST le monde, je ne peux dès lors le savoir qu'en échappant au filtre déformant du mental qui me sépare de sa véritable nature. Cette conception est clairement explicitée dans les ouvrages les plus anciens comme le Yoga-Vasistha [13]"L'intuition fondamentale du Yoga-Vasistha ne peut se comprendre qu'à la lumière des doctrines du Yoga et plus spécialement à celle de son étape ultime, le samâhdi, où l'esprit apaisé, unifié, se détache du mouvement mental de l'imagination et des sens, cesse de créer des images, pour ne plus reposer que dans son fonds paisible, immaculé, vide de toute élaboration mentale. De ce lieu, toute la vie psychique — mais tout l'univers aussi, qui, pour le Yoga-Vasistha, n'existe que parce qu'on le perçoit — apparaît comme une fantasmagorie d'apparences".
" De même que le (futur) lotus est tout entier contenu dans sa graine, de même l'univers visible tout entier est contenu dans l'esprit […] Absolument parlant, seul existe l'espace de la pure conscience."
Ce que l'on découvre dans cet ouvrage du Xe siècle résiste à la lumière de nos connaissances :
"C'est parce que toutes choses participent de la réalité ultime (para-martha-maya) que même les rochers peuvent être réfléchis dans la conscience, grâce à un rapport de similitude. C'est parce que tous les objets composant l'univers ne sont (en dernière analyse) que la pure conscience absolue qu'ils sont susceptibles d'être manifestés en même temps que la conscience du soi. Des choses foncièrement différentes ne pourraient pas entretenir un rapport mutuel stable, et, faute d'une telle relation, ne pourraient être perçues ensemble. Le semblable s'unit instantanément au semblable et une nature unique se déploie, car les deux sont essentiellement un. Il en peut en aller autrement. Mais l'union de la conscience pure et d'une matière inerte ne peut jamais avoir lieu, à cause de l'hétérogénéité essentielle de ces deux natures. La conscience pure et la matière inerte ne peuvent jamais se trouver réunies en un même sujet. C'est parce que l'objet perçu est fondamentalement de même nature que la conscience qu'il peut s'associer à elle et cette association, à son tour, rend possible la perception. Cette fusion entre des réalités essentiellement mentales est différente de l'association entre choses matérielles inertes qui se réalise sur le monde d'une transformation physique : ainsi l'association du bois et de la pierre transforme-t-elle ces matériaux en une maison."
C'est bien avant notre XXe siècle, en 1713, que Georges Berkeley développait cette thèse selon laquelle rien de ce que nous percevons ne peut être qualifié de "réel" en-dehors de ladite perception. "Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté: la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualité sensible et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche, et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle; car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations. Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûr de son existence".[14]
"[…]  quant à ce qu'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes sans aucune relation avec le fait qu'elles sont perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur essence est perception, et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des esprits ou chose pensantes qui les perçoivent." [15]

"Mais, direz-vous, assurément il n'y a rien de plus facile que d'imaginer des arbres dans un parc, par exemple, ou des livres dans un cabinet et personne à côté pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, il n'y a là aucune difficulté. Mais qu'est cela, je vous le demande, si ce n'est forger dans votre esprit certaines idées que vous appelez livres ou arbres et, en même temps, omettre de forger l'idée de quelqu'un qui puisse les percevoir ? Mais, vous-même, ne les percevez-vous pas, ou ne les pensez-vous pas pendant tout ce temps ? Cela ne sert donc à rien : cela montre seulement que vous avez le pouvoir d'imaginer ou de former des idées dans votre esprit, mais cela ne montre pas que vous pouvez concevoir la possibilité pour les objets de votre pensée d'exister hors de l'esprit. Pour y arriver, il faudrait que vous les conceviez comme existants non conçus, ou non pensés, ce qui est une incompatibilité manifeste. Quand nous nous évertuons à concevoir l'existence des corps extérieurs, nous ne faisons, pendant tout ce temps, que contempler nos propres idées." [16]

"On objectera qu’il y a beaucoup de différence entre un feu réel, par exemple, et l’idée du feu, entre rêver ou imaginer qu’on se brûle, et se brûler réellement ; ce fait et d’autres semblables pourraient être invoqués pour s’opposer à nos affirmations. Mais tout ce que nous avons dit apporte à ces objections une réponse évidente ; j’ajouterai seulement ici que, si le feu réel est très différent de l’idée du feu, la peine réelle que le feu occasionne diffère tout autant de l’idée de cette douleur : et personne ne prétendra que la douleur réelle est, ou peut se rencontrer dans une chose dénuée de perception ou hors de l’esprit, non plus que son idée. Troisièmement, on objectera que nous voyons les choses effectivement hors de nous et à distance, et que, par suite, elles n’existent pas dans l’esprit, car il est absurde que des choses vues à une distance de plusieurs milles puissent être aussi près de nous que nos propres pensées. En réponse, je désire que l’on considère que, dans un rêve, nous percevons souvent des choses comme si elles se trouvaient à une grande distance de nous, et en dépit de cette apparence, nous reconnaissons que ces choses existent seulement dans l’esprit." [17]

Deux siècles plus tard, Sri Aurobindo, prolonge  cette analyse (dont il aurait pu avoir connaissance) par une intuition beaucoup plus subtile encore : il n'accepte pas de limiter l'univers à la seule "vérité" subjective de nos perceptions ; il lui attribue conjointement une existence "objective".
 "Il est vrai qu’il n’existe rien  de tel qu’une réalité objective indépendante de la conscience ; mais en même temps il y a dans l’objectivité une vérité qui est celle-ci : la réalité des objets réside en quelque chose qui est en eux et qui est indépendant de l’interprétation qu’en donne notre mental et des constructions qu’il échafaude, en partant de ses observations. Ces constructions constituent des images ou des représentations subjectives que le mental a de l’univers, mais l’univers et ses objets ne sont pas une simple image ou représentation. Ils sont bien en essence des créations de conscience, mais d’une conscience qui ne fait qu’un avec l’Etre, dont la substance est la substance de l’Etre et dont les créations aussi on cette même substance et son par conséquent réelles. Si on envisage ainsi les choses, le monde ne saurait être une création purement subjective de la Conscience ; la vérité subjective et la vérité objective des choses sont toutes deux réelles, ce sont deux faces de la même réalité […]
En fait, subjectivité et objectivité ne sont pas des réalités indépendantes, mais interdépendantes. Elles sont l’Etre qui, par la conscience, se regarde soi-même comme sujet considérant l’objets, et le même Etre s’offrant à sa propre conscience comme l’objet au sujet." [18]

Et notre corps, échapperait-il à cette règle ? La réponse est évidente. Ecoutons celle donnée par Jean Klein répondant à la question "Quand le corps meurt, est-ce que la conscience demeure ?
– Qu'est-ce que le corps ? C'est une pensée, une invention de l'esprit. Quand vous regardez le ciel, où est-il ? Quand vous regardez le soleil, où est l'homme ? Il y a uniquement vision du ciel, seule la pensée d'être un homme crée cet individu. Vous avez une idée de votre corps, mais en réalité, c'est une illusion ; le corps, l'homme sont des manières de penser" [19]




[1] Asanga : Mahâyânasûtrâlamkâra, Mahâyâna Samparigraha shâstra, Yogâcârabhûmi… Vasubandhu : Vimshaka kârikâ prakarana, Dharmadharmatavibhaga / Dharmadharmtavibhanga et la Trimshika.
[2] Mahâyânasûtrâlamkâra
[3] Vimshaka kârikâ prakarana
[4] Nous pourrions ajouter d'autres observations de simple bon sens : la porte que je vois de couleur verte est-elle réellement verte ? Non : un daltonien la verrait peut-être rouge. Dans l'absolu ma perception n'est pas plus juste que celle du daltonien : la norme dans ce domaine n'est qu'une affaire de statistiques
[5] La quantité d'énergie contenue dans une particule est égale à la mase de la particule (m), multipliée par le carré de la vitesse de la lumière (c2) d'où l'équation célèbre E = mc2
[6] Sri Aurobindo, Lettres sur le yoga, éd. Buchet-Chastel.
[7] Ibid.
[8] On peut penser à ce qu'écrit Mère (Mirra Alfassa, 1978 - 1973) : "C'est assez étrange cette vision. C'est toujours comme s'il y avait un voile entre moi et les choses, et puis tout d'un coup, sans raison apparente, une chose devient claire, précise, nette […] C'est comme si la lumière qui éclaire était dedans au lieu d'être dessus […] ça a sa propre lumière, qui ne rayonne pas […] Par exemple ce matin dans le cabinet de toilette sans lumière, j'ai vu ce phénomène : une bouteille dans l'armoire, qui est devenue si claire, si… d'une vie intérieure !"  (Satprem, Le mental des cellules, éd. Robert Laffont, 1981)
[9] Serge Carfantan, Philosophie et spiritualité, 2003
[10] "La physique du vide est devenue une branche très active de la physique moderne. Car rien n'est plus palpitant que l'étude du vide : les processus les plus énergétiques s'y déroulent. C'est le théâtre où sont créées et annihilées des paires de particules à un rythme effarant. Et ces particules ne viennent de nulle part sauf du vide. La création et l'anéantissement de ces particules sont la nature même du vide."  (J. Bouchart d'Orval, L'impensable réalité, Ed. Almora)
[11] Comme nous le disions au début de cet article, au niveau quantique, une particule est en liaison informative avec une autre particule, même très éloignée : "La théorie quantique nous oblige à considérer l'univers, non comme une collection d'objets physiques, mais comme un réseau complexe de relations entre les diverse parties d'un tout unitaire" (Franck Capra, Le Tao de la physique). Le sens commun (= l'atomisme) pensant la réalité comme un vaste jeu de Lego (avec des briques constituant plus ou moins tout ce qui existe), vole en éclat !
[12] On pourrait envisager un développement autour de la notion de "vacuité". Comme le vide, la vacuité n'est pas absence, n'est pas le néant. Les Shivaïtes du Cachemire distinguent 7 sortes de Vacuités, les bouddhistes mahayanistes vingt-cinq. La Vacuité est le Tout (car la Vacuité est la Conscience)
[13] Le Yoga-Vasistha est une version "vedântisée" d'un traité composé au Cachemire vers 950. Yoga-Vasistha,  traduit par Michel Hulin, L'autre Rive, Berg international.
[14] George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, éd. G.-Flammarion
[15] George Berkeley, Des Principes de la connaissance humaine, trad. D. Berlioz, éd. G.-Flammarion, 1991
[16] Ibid
[17] Ibid
[18]  Sri Aurobindo, La Vie divine, III
[19] Jean Klein, L'insondable silence, éd. Les Deux Océans, 1986

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