Méditer... à la rigueur, mais dans quel but ?
Apprendre à calmer l'agitation du mental peut mener à une découverte insoupçonnée de notre véritable réalité.
Le Râja-Yoga (en abrégé : RY)
"Pour qui n'est pas en yoga, il n'est ni
intelligence ni concentration de pensée; pour qui est sans concentration, il
n'y a pas de paix; et pour qui est sans paix, comment y aurait-il
bonheur?" (BG II, 66)
Comment situer ce yoga par rapport à ceux que nous avons déjà examinés
?
Ce yoga, le "yoga
royal", a souvent été mis à part des autres, les karma, bhakti et jnâna
yoga (vus parfois comme le triple yoga de l'action, de l'amour et de la
connaissance). Il serait à notre sens artificiel de l'isoler car il partage
avec les autres et les autres avec lui certains points communs. Il suffit pour
le constater d'une phrase comme celle-ci qui unit jnâna et râja yoga: "Cette connaissance (de la distinction
entre Purusha et Prakriti) vient par une
méditation intérieure…" (XIII, 25). Mais il est vrai que le RY a
acquis une certaine autonomie par le fait qu'il est l'objet d'un traité qui lui
est complètement dédié : les Yoga-sutrâ
de Patanjali.
C'est ainsi que
les 196 aphorismes de Patanjali proposent un yoga relié au Sâmkhya et "menant à la délivrance par le contrôle des
différents éléments psychosomatiques de la nature humaine" (P. Feuga,
T. Michaël in Le yoga, PUF). Comme
les autres, ce yoga demande à l'individu un investissement total de l'existence
dans la démarche entreprise, mais cette démarche mêle aussi bien le corps que l'esprit.
Ce n'est pas le cas des 3 autre formes de yoga que propose la BG.
De plus la méditation y joue un
rôle central.
On peut dire que
ce yoga repose entièrement sur l'expérimentation (ce qui le différencie
passablement du jnâna-yoga, par exemple, même si ce dernier suppose lui aussi,
comme on l'a vu, autre chose que de la théorie destinée à être
intellectuellement comprise). Notre époque se nourrit beaucoup de mots et
particulièrement les religions. Aussi le RY, sans être une religion, offre tout
de même une démarche dont le but est de nous relier à la Vérité. Il s'agit d'une quête de la Connaissance qui
vise à se réaliser non par des idées
(donc des mots) mais par une mise en action de cet instrument exceptionnel dont
l'homme dispose - son esprit - et, plus précisément, de sa capacité
d'attention, de concentration.
Il n'est plus
tellement question ici de foi, de croyance; il s'agit d'expérimenter et de
progresser à partir de ce qui a été acquis expérimentalement. Rien de moins
mystique que ce yoga qui ignore tout ce que comptent souvent de mystères et de
secrets les pratiques visant à la libération de l'âme. Swâmi Vivekananda n'y va
pas par quatre chemins : "De quel
droit un homme dit-il qu'il a une âme s'il ne la sent pas, ou qu'il existe un
Dieu s'il ne Le voit pas ? [...] L'homme veut la vérité, il veut faire
lui-même l'expérience de la vérité. Quand il l'a saisie, réalisée, ressentie au
plus profond de son cœur, c'est alors seulement, disent les Vedas, que tous les
doutes peuvent s'évanouir, et l'obscurité
se dissiper." On comprend que
dans cette perspective les mots que je lis, les beaux discours que j'écoute,
les témoignages les plus éclairés qu'on me propose ne suffisent pas à me faire
rencontrer la vérité. Je dois me mettre à l'œuvre. Il en va d'ailleurs ainsi
pour toute recherche qui veut aboutir concrètement. Puis-je préparer un repas
en me contentant de lire un livre de cuisine ? Il est curieux de constater que
nous autres, hommes et femmes du XXIè siècle, soyons tellement actifs lorsqu'il
s'agit d'accomplir des projets finalement dérisoires mais si peu enclins à
passer à l'action pour l'essentiel. Il faut dire que notre civilisation a tout
mis en œuvre pour remplacer les lanternes per des vessies. A tel point que
consacrer une demi-heure par jour à méditer semble impensable : j'ai trop à
faire! Nous avons tous trop à faire.
Et il ne nous reste plus de temps pour être.
Le RY propose les moyens d'investigation permettant d'observer nos
états intérieurs. Il développe notre pouvoir d'attention, nous apprend à
resserrer cette attention comme un faisceau lumineux afin que nous puissions
voir plus clair en nous. Car, il faut bien le dire, si le réel extérieur s'est
éclairé grâce à la science, le réel qui est en nous reste baigné d'obscurité,
n'en déplaise à la psychanalyse et à ses lueurs – celles-ci n'ayant pas éclairé
grand chose… Notre malaise existentiel semble même gagner en pesanteur alors
que tout semble conspirer à nous faire prendre la vie à la légère!
Tourner notre
esprit vers l'intérieur n'est pas un exercice auquel nous avons été habitués
dans notre enfance : toute l'éducation consiste au contraire à observer,
étudier ce qui nous est extérieur… Tourner son esprit vers lui-même nous est
difficile car dans ce cas observateur et observé sont identiques ou, si l'on
préfère, sujet et objet ne font qu'un. Pourtant cela est possible et ceux qui
prétendent le contraire sont ceux qui n'ont jamais entrepris sérieusement cette
démarche. En revanche, ceux qui ont relevé le défi sont unanimes et tiennent le
même discours : l'enseignement du RY "tend
à nous démontrer comment concentrer notre esprit, puis comment pénétrer dans
les replis les plus secrets de notre propre esprit, comment généraliser ce que
nous y trouvons et en tirer nos propres conclusions [...] Ne croyez à rien
que vous n'ayez découvert par vous-mêmes
voilà ce que nous enseigne le Râja-Yoga."
La difficulté est que le RY (ce
sont tous les grands Maîtres qui le disent) "demande beaucoup de temps et une pratique continue." En fait, comme souvent, la vraie difficulté
n'est pas tant dans l'expérimentation elle-même que dans l'idée que nous nous
en faisons.
A quoi ressemble cette pratique ?
La BG la définit en partie :
"Tenant droit le corps, la tête et
la nuque, sans mouvement (la posture propre à la pratique du Râja-Yoga), la
vision tirée vers l'intérieur et fixée entre les sourcils, sans regarder
alentour, conservant le mental calme et libre de toute peur, et observant le
vœu de brahmacharya, tout l'être mental maîtrisé tourné vers le Moi (le Divin),
il doit se tenir ferme en yoga, se donnant tout entier à Moi (afin que l'action
inférieure de la conscience soit baignée dans la plus haute paix).(VI,
13-14)
"Ayant placé en dehors de soi tous les contacts extérieurs, et concentré
la vision entre les sourcils, et rendu égaux le prâna et l'apâna se mouvant à
l'intérieur des narines, ayant maîtrisé les sens, le mental et l'entendement,
le sage qui se consacre à la libération, qu'ont quitté le désir, la colère et
la peur, est à jamais libre" (V, 27-28)
"D'autres encore qui se consacrent à diriger leur respiration, ayant
maîtrisé le prâna (le souffle expiré) et l'âpana (le souffle inspiré), versent
comme sacrifice prâna en apâna et apâna en prâna.
D'autres, ayant réglé leur nourriture, versent comme sacrifice leur
souffle vital dans les souffles vitaux. Tous ceux-là savent ce qu'est le
sacrifice, et par le sacrifice ont détruit leurs péchés" (IV, 29-30)
Comme on peut le constater cette
pratique est à la fois physique (posture, respiration, hygiène de vie…) et
mentale (retrait des sens et concentration en un seul point). Inutile de
préciser que ce qui en est dit ici est très vague, très général. Arjuna n'a pas
le temps d'entrer dans les détails! Le moment de s'y prête pas.
Si ce yoga est essentiellement mental pourquoi les
postures, le travail sur le souffle, bref, pourquoi le travail physique?
Est-on
capable de se concentrer lorsqu'une douleur physique nous submerge? Un corps
sain aide l'esprit à rester sain, disponible. Maîtriser le corps aide à
maîtriser l'esprit. Rien n'est cloisonné dans la nature. Les physiciens actuels
les plus en pointe avouent ne pas pouvoir faire autrement que de faire
déboucher leurs analyses de la physique sur la métaphysique. Matière et esprit
sont le revers et l'avers d'une même réalité insécable. Travailler sur mon
corps physique créé des répercussions sur tous mes autres corps.
J'ai entendu dire que le jeûne intensifiait les capacités mentales.
Qu'en est-il ?
Mieux vaut laisser répondre
quelqu'un d'autorisé comme Swâmi Vivakânanda : "Le yogin doit éviter les deux extrêmes du luxe et de l'austérité. Il ne
doit ni jeûner ni torturer sa chair; celui qui le fait, dit la Gîta, ne peut
pas être un yogin. Ni celui qui mange trop, ni celui qui jeûne, ni celui qui se
prive de sommeil, ni celui qui dort beaucoup, ni celui qui travaille trop, ni
celui qui ne travaille pas ne peuvent être des yogins". On sait
néanmoins que le jeûne peut-être considéré comme une remise en état, un peu
comme si on voulait défricher une terre avant de l'ensemencer. Seulement le
jeûne prolongé induit des états de conscience dont le danger est qu'ils sont le
résultat d'une modification passagère du métabolisme que l'adepte peut prendre
pour un progrès spirituel. Gardons en mémoire l'expérience du Bouddha qui,
après des mois de jeûne, épuisé, incapable d'aucun effort – partant, d'aucun
progrès – comprit qu'il fallait adopter la voie du juste milieu – à commencer
par ce plan très concret…
Peut-on se mettre du jour au lendemain à une pratique intense de la
méditation?
On peut,
mais le résultat n'aura rien à voir avec le but visé. Il se limitera à des
malaises physiques et mentaux, ou à rien du tout, et le néophyte, déçu, viendra
grossir les rangs des sceptiques.
C'est sans doute pour éviter cela
que Patanjali propose d'abord yama et
niyama. Il s'agit de nettoyer le terrain "psycho-moral" sans quoi
rien de sain n'y pousserait. Puis vient le travail "psycho-physique"
avec les âsana et le prânâyâma qui , respectivement, fortifient le corps et
remet en harmonie les énergies. Il s'agit donc d'une maîtrise progressive des différents niveaux d'existence, en
commençant par les plus proches de la vie quotidienne, ceux qui me concernent
moi mais aussi ceux qui, d'abord, me mettent en rapport avec autrui. Si la BG
n'évoque pas les yama et les niyama c'est peut-être que le contexte
choisi est un contexte de crise : nous sommes sur un champ de bataille, à
Kurukshétra. Cette bataille qui va se livrer correspond à un moment qui
n'appartient plus à la vie quotidienne. En revanche on retrouve les mêmes
obstacles que dans la vie quotidienne, obstacles qu'il convient de lever au
plus tôt - le doute et le découragement étant les plus dangereux : "C' est la fin du contact avec le chagrin, la
rupture du mariage entre le mental et l'affliction. La conquête effective de
cette béatitude spirituelle inaliénable est le yoga; c'est l'union divine. On
doit pratiquer résolument ce yoga sans céder à aucun découragement, à aucune
difficulté, à aucun échec (jusqu'à la libération…)" (VI, 23)
L'aboutissement de ce yoga est-il le même que pour les autres ?
Oui, bien sûr. Le texte l'exprime
à plusieurs reprises :
"Se mettant ainsi toujours en yoga par la maîtrise de son mental, le
yogin atteint à la paix suprême du nirvâna qui a sa base en Moi"(VI,
15).
"Immobile comme la lumière d'une lampe dans un endroit sans vent est la
conscience maîtrisée du yogin qui pratique l'union avec le Moi" (VI,
20).
"Ce en quoi le mental devient silencieux et tranquille par la pratique
du yoga, en quoi le Moi est vu au-dedans, dans le Moi par le Moi (vu, non tel
qu'il nous est mal transmis, faussement ou partiellement par le mental et
représenté à travers l'ego, mais perçu de soi-même par le Moi, svaprakâsha), et
en quoi l'âme est satisfaite" (VI, 20)
"Ce en quoi elle connaît sa propre béatitude,
véritable et extrême, ce qui est perçu par l'intelligence et qui est par delà
les sens, et d'où elle ne peut plus, une fois qu'elle y est établie, retomber
de la vérité spirituelle de son être;" (VI, 21)
Cette
"immobilité", cette "paix", cette "béatitude" dont il est question,
sont les résultats d'une conversion qu'on retrouve dans tous les yoga :
l'adepte a choisi d'abandonner ses attitudes habituelles comme on rejette des
vieux habits. Il adopte même, pour cheminer, de nouvelles chaussures qui, au
début, lui paraissent terriblement inconfortables ! elles lui font mal, mais il
patiente, fait quelques pas d'essais, les quitte, les remet, prolonge ses
promenades, poursuit sa marche en avant. Peu à peu elles s'adaptent à son pied,
s'ajustent, se prêtent à son allure qu'elles commencent à favoriser. Puis un jour ce sont elles qui le
portent, des ailes leur ont poussé! L'adepte est alors prêt pour le grand saut
de l'autre côté de la laideur (de ce qu'il croyait tel en tout cas), des
limitations, de la souffrance. C'est ce périple de toute une vie ou de
plusieurs, que résument ces deux phrases dont le rythme même, dans cette
version française, traduit la patiente progression jusqu'au dénouement ,
jusqu'au dernier mot qui sonne comme un cri de victoire et de soulagement
(XVIII, 51,53) : "Unifiant
l'intelligence purifiée [avec
la pure substance spirituelle en lui],
maîtrisant l'être entier par une volonté ferme et stable, ayant renoncé au son
et autres objets des sens, se retirant de toute affection et de toute aversion,
recourant à l'impersonnelle solitude, sobre, ayant maîtrisé la parole, le corps
et le mental. Constamment uni par la méditation avec son Moi le plus profond,
renonçant complètement au désir et à l'attachement, rejetant égoïsme, violence,
arrogance, désir, courroux, sens et instinct de possession, délivré de tout
sens de "moi" et de "mien", calme et lumineusement
impassible – un tel homme est prêt à devenir le Brahman."
Seulement, si l'on se replace dans le contexte, il
apparaît que le temps presse : Arjuna est au pied du mur, ses hommes attendent
qu'il donne l'ordre d'attaquer. L'heure n'est plus à la méditation immobile ni
à la contemplation mais à l'action – son
karma exige une autre forme de yoga. Il y a là un enseignement : l'imminence
d'une situation (qu'on peut transposer sur un plan spirituel) impose parfois la
voie à suivre. Il n'est jamais trop tard pour accomplir une révolution
intérieure. Mais il convient préalablement de préparer le terrain. Ce n'est pas
un hasard si Krishna est à bord du char d'Arjuna. A chacun de faire en sorte
que le divin se révèle à nous. Il ne suffit pas de le désirer mais de créer les
conditions – non pas de sa venue : il est déjà là – mais de notre aptitude à
entendre son enseignement.
GD
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