Situer historiquement le tantrisme n'est pas chose aisée mais il est certain qu'il s'agit d'une doctrine extrêmement ancienne (on a découvert, dans la vallée de l'Indus, des statuettes de Shiva au phallus érigé, datant de trois mille années avant notre ère).
Cette doctrine qui apparaît "officiellement" vers le 4ème siècle, ne s'institutionnalisa pas mais constitua une renaissance spirituelle (l'expression est de J.-M. Varenne) qui se fondait sur des croyances fort antérieures. En effet, les figures de Kali, de Shiva dansant (éléments typiquement tantriques), les coutumes transgressives, les sacrifices d'animaux ou d'humains, présidaient aux plus anciens rites dravidiens. Même constat pour le culte de la grande Déesse la "Mère" féconde et protectrice que vénéraient déjà les populations autochtones.
La doctrine est contenue dans les tantra, textes enseignant des principes métaphysiques et codifiant de façon mnémotechnique un enseignement volontairement lacunaire, transmis oralement de maître à disciple. Malgré une diffusion extrêmement importante, le tantrisme fut considéré par la caste dominante des brahmanes comme une véritable hérésie. Il essaimera néanmoins au Népal, au Tibet (il existe un bouddhisme tantrique), au Japon…
L'idée de base qui rattache le tantrisme à d'autres cultes ésotériques (nés du Védisme) de la vallée du Gange ou de l'Indus est celle de la chute, de la dégradation de l'énergie dans la matière. En Inde, le tantrisme, essentiellement d'obédience shivaïte, voue un culte à la Shakti[1] et vise à l'éveil de la Kundalini[2]. Il a donc pour objectif un dépassement de notre condition par l'union avec l'Energie originelle et prend comme "carburant" les énergies que notre corps met à disposition.
Il est impossible de comprendre ce qu’est le tantrisme si l’on ignore ce qu’est l’énergie et qu’elle est partout, y compris dans tout ce que nous percevons comme dangereux, voire négatif autour de nous (force atomique, naturelles, etc.) et en nous (colère, volonté de puissance, passions, sexualité, etc.) Le tantrisme part de cette idée fondamentale que toute énergie peut être employée en vue de la délivrance[3]. Ce n’est donc pas en bridant nos instincts ou en étouffant nos pulsions que nous pouvons accéder à la libération mais au contraire en les prenant comme tels et en opérant une mutation de leur fonctionnement. Le tantrika (adepte) ne se détourne pas de la manifestation transitoire des phénomènes telles les passions : il les récupère, en quelque sorte, et les transcende. Cette alchimie suppose qu'on s'affranchisse des contingences sociales habituelles pour ne considérer que la dimension énergétique des forces mises en œuvre. On comprend qu'une telle façon de faire, en Inde (et même en Occident !) ne pouvait que paraître inacceptable aux esprits respectueux de la morale. Les tantrika affirmaient en effet que la transgression de tous les interdits (ils étaient beaucoup plus nombreux qu’actuellement – viande, alcool, adultère, union sexuelle avec des hors-castes…) est la voie la plus efficace pour transformer le " venin en nectar d'immortalité".
La doctrine s'accompagne de considérations complexes sur les lois du cosmos qui régissent à la fois microcosme et macrocosme[4]. Faire remonter l'énergie du monde phénoménal à sa source, c'est ni plus ni moins accomplir en soi ce qui conclut la fin d'un cycle cosmique. Cela pour préciser qu'un adepte du tantrisme vit dans une conscience "élargie".
Cette conscience lui permet d'embrasser sans restriction la réalité humaine et particulièrement ce qui la pousse à vivre et à agir : le désir. Banni par le christianisme, considéré comme source de toutes les souffrances par le bouddhisme, le désir (en particulier sexuel et la jouissance de son accomplissement) constitue pour le tantrika la source principale de la réunification visée et, au bout du compte, permet la libération. L'union qu'il réalise physiquement avec la femme devient alors union mystique. Nous sommes dans une démarche opposée aux doctrines ascétiques préconisant de fuir le monde et les passions dites néfastes. L'union accomplie dans la conscience et dans le corps "a pour effet d'anéantir le monde qui se maintenait illusoirement comme puissance autonome"[5] et, partant, séparait artificiellement Shiva et Shakti[6]. Pour qui connaît les principes du yoga de la Kundalini (qu'il serait trop long de développer ici), la démarche psychophysiologique du sâdhaka[7] vise à éveiller la puissance lovée à la racine de l'être[8] afin de réaliser son intégration au principe originel situé au-dessus du sommet du crâne[9].
La pratique
Le tantrisme est une ascèse d'autant plus exigeante que l'adepte, s'il n'est pas dans une pratique de sâdhana, risque de sombrer dans les turpitudes les plus extrêmes. En effet, il porte à leur plus haut point d'incandescence les capacités énergétiques de son corps, il utilise ses pulsions, ses désirs les plus exigeants et les intensifie au lieu de les refréner. Cela suppose l'inverse : être capable de contrôler le déchaînement des puissances provoquées. Cela suppose aussi de ne pas perdre de vue l'objectif visé. La présence d'un maître est dès lors indispensable. Ce maître va initier le disciple à diverses pratiques dont celles des mudrâ[10], des bandha[11], des âsana[12] et du prânâyâma[13]. La pensée sera maintenue en méditation. Quant à l'union de l'homme et de la femme, faut-il préciser qu'il ne s'agit pas de l'étreinte habituellement pratiquée ? La femme n'est pas "possédée". On l'a dit, l'union des deux partenaires vise à transcender la conscience du moi pour reconstituer une unité de type métaphysique, vivre un état de conscience non-duel[14].
Les préliminaires aux "noces sacrées" peuvent durer des mois et sont rigoureusement codifiés jusqu'au moment ou l'union pourra se consommer.
Une exigence fondamentale à cette pratique est qu'au moment de l'orgasme, l'homme arrête son souffle, sa pensée et retienne sa semence[15]. Si ce n'est pas le cas – les textes le mentionnent – il court le risque de basculer dans la soumission à une force négative : le tigre qu'il chevauchait le dévore – disent ces mêmes textes. Le tigre, c'est la puissance contenue dans le corps de la partenaire. Cette puissance doit être assimilée, transformée, sans quoi elle crée une soif inextinguible ne pouvant mener qu'au dévoiement de la raison, voire à la mort. C'est que la femme tantrique n'est pas n'importe quelle femme[16]… Elle a été choisie par le maître, initiée et investie de pouvoirs supranormaux propres à ceux de la divinité. Elle est donc redoutable – comme est redoutable la foudre. La Shakti – la déesse – a investi le corps de la femme et son énergie est telle[17] que si le partenaire n'est pas préparé, il risque de sombrer dans l'inconscience ou de s'effondrer définitivement.
Notons au passage que toute union sexuelle bien vécue ouvre des brèches sur une sensation extratemporelle, voire l'intuition de la réalité ultime. Les adeptes actuels du tantrisme – ou qui croient l'être – confondent bien souvent cet état de conscience "normal" et cette union transcendante à laquelle vise la démarche authentiquement tantrique. En effet, cette dernière exige une volonté de non possession absolue, un dépouillement total par lequel seul l'anéantissement dans la puissance impersonnelle est recherché… Ce n'est pas à la portée du premier venu.
La cérémonie tantrique (car c'en est une) n'a pas pour objet l'assouvissement d'un besoin intime plus ou moins obscur, mais la mise en acte lucide d'un désir qui va recentrer et rassembler la conscience individuelle pour la "verticaliser", la diriger vers le haut, vers l'absolu dont elle procède et qu'elle rejoint. Le couple tantrique est un – non pas au sens romantique mais au sens absolu.
S'il fallait retenir quelques préceptes de cette pratique qui peut paraître à certains extravagante ou choquante, ce serait d'abord que notre corps, et en particulier la sexualité, constitue une dimension de notre être qu'il convient non seulement de ne pas nier mais, au contraire, de considérer comme une réalité mise à notre portée pour progresser dans la connaissance de soi, de nos rapport avec autrui et avec l'univers tout entier. Ensuite, c'est que des voies inattendues sont offertes au couple pour avancer ensemble et vivre intensément ce qui, l'habitude aidant, se borne à n'être plus qu'une activité certes agréable mais finalement très égoïste et presque exclusivement physiologique. Si le tantrisme peut nous apprendre au moins qu'une sexualité vécue sans tabous mais dans la conscience d'une verticalité est à notre portée, il aura donné à notre vie amoureuse un espace de liberté et, au plaisir, ajoutera peut-être l'émerveillement.
GD
[1] Déesse représentant l'énergie primordiale.
[2] Energie cosmique divine figurée sous forme d'un serpent endormi à la base de la colonne vertébrale.
[3] Délivrance, Libération, Eveil… L'être n'est plus soumis à l'ego, à l'illusion. Il échappe aux réincarnations.
[4] Voir article sur ce sujet, in Les Cahiers de Yoga 7 , n°2, p. 18.
[5] J.-M. Varenne in Le tantrisme, M.A. éditions, Orient secret, p.61.
[6] Ou leur équivalent : purusha et prakriti.
[7] L'adepte.
[9] Sahasrâra chakra.
[10] Positions symboliques des doigts.
[11] Contractions musculaires.
[12] Postures corporelles.
[13] Techniques de contrôle de la respiration.
[14] Il semblerait que cette union conduise effectivement à s'immerger dans la conscience de l'"ultime réalité" mais de manière éphémère – la plupart des adeptes revenant ensuite à la dispersion habituelle. Cependant cette percée dans la transcendance est déterminante et constitue un acquis spirituel devant ensuite être utilisé comme moyen de progrès. L'intervention du maître est donc déterminante. La Libération définitive a été acquise par des yogins (hommes et femmes) de très haut niveau spirituel.
[15] Perdre sa semence, c'est, dans plusieurs traditions, perdre un peu de sa vie.
[16] D'une énergie immense, elle doit être capable d'un abandon total, d'une générosité absolue et dépourvue de principes moraux. Elle sera de préférence une intouchable – les femmes de hautes castes sont moralement aliénées.
[17] Durant l'acte l'homme demeure centré sur le contenu de sa propre conscience. Seule la femme est physiquement active.
[16] D'une énergie immense, elle doit
être capable d'un abandon total, d'une générosité absolue et dépourvue de
principes moraux. Elle sera de préférence une intouchable – les femmes de
hautes castes sont moralement aliénées.
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Durant l'acte l'homme demeure centré sur le contenu de sa propre
conscience. Seule la femme est physiquement active.
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